Les deux heures de marche qu’il accomplit pour rejoindre Apt l’apaisèrent, et ce fut plein de sérénité qu’il pénétra dans la ville, son sac lourdement chargé à la main. Depuis des mois, il avait prévu la nécessité d’une fuite rapide, et avait remplacé les valises par des sortes de grands cabas en imitation cuir à fermeture métallique, et qui pouvaient contenir une foule d’objets.
Il pénétra dans un petit restaurant et mangea avec appétit. Daniel n’oserait certainement pas déjeuner avant Aix. Il savait que le garçon aurait des problèmes angoissants à affronter, mais il avait souhaité une telle expérience. Si cette vie d’hommes traqués devait se prolonger indéfiniment, son fils devait s’armer peu à peu.
De nouveau, il revit Pesenti, entendit ses paroles presque mot pour mot. Mais il évita de répondre mentalement aux questions que lui avait posées le journaliste.
De justesse, il attrapa le dernier car pour Aix-en-Provence. Il s’installa vers le fond, conscient de la curiosité qu’il éveillait parmi les passagers qui se connaissaient tous. Fermant les yeux, il feignit de dormir, mais n’en surveillait pas moins chaque arrêt. Dans un village, dont il n’avait pas relevé le nom à l’entrée, le véhicule s’arrêta devant la gendarmerie.
Un des voisins dans la rangée de gauche descendit, et Hervé le vit se diriger vers un gendarme qui venait d’apparaître sur le seuil. Le plus naturellement du monde, Barron se leva pour prendre son sac dans le filet. À ce moment-là, le chauffeur démarra sans que le gendarme s’intéresse au départ du car. Il fit semblant de chercher quelque chose et se rassit.
À cinq heures vingt, il descendait dans Aix-en-Provence et se dirigeait vers le cours Mirabeau. Il examina longuement la terrasse de la brasserie du rendez-vous, sans apercevoir Daniel. Il pensa que le garçon surveillait l’endroit à proximité, et il s’installa à une table, commanda de la bière.
Au bout d’une demi-heure, son fils ne s’étant toujours pas manifesté, il pénétra dans l’établissement pour téléphoner. L’appartement de Paulette Ramet ne répondait pas. Il nota mentalement l’adresse, revint s’asseoir après avoir commandé un autre demi.
Il faisait très beau, moins chaud que les jours précédents cependant. La ville grouillait d’estivants, de touristes de passage, mais aussi de personnes d’âge mûr attirées par la prochaine ouverture du festival de musique. La terrasse s’emplissait de plus en plus. Daniel n’oserait peut-être pas le rejoindre, et il décida de marcher sous les platanes du cours Mirabeau.
Hervé aimait cette ville et y avait séjourné à plusieurs reprises. D’abord, lorsqu’il était journaliste dans un quotidien parisien, puis, plus tard, pour réaliser un de ses premiers reportages sur le musée Granet. Une courte séquence passant dans un magazine artistique. Enfin, lorsqu’il descendait dans le Midi, il faisait halte chez Paulette Ramet. Au début, la jeune femme habitait un appartement, meublé dans le centre, mais, depuis, elle avait déménagé pour un immeuble neuf très luxueux où il n’était jamais allé.
Au bout d’une demi-heure, il se rapprocha de la terrasse. Il n’y avait plus une seule table libre, mais son fils ne s’y trouvait pas. Il continua son chemin. On le regardait. Avec sa barbe et ses cheveux longs, ses vêtements mal entretenus, il ressemblait à un beatnik. Cette apparence ne lui déplaisait pas, mais il craignait toujours l’interpellation par un policier. Bon nombre de C.R.S. réglaient la circulation dans la ville, surveillaient également la foule. Avec la prochaine ouverture du festival, on devait craindre l’arrivée massive de contestataires et on pouvait le prendre pour tel.
Il pénétra dans un bar, commanda une bière tandis qu’il allait téléphoner. Il allait renoncer, lorsqu’on décrocha à l’autre bout du fil. Il reconnut parfaitement la voix de Paulette Ramet, un peu haletante.
— Allô !
— Hervé à l’appareil.
— Toi ?
Barron sourit.
— Je suis heureux qu’il n’y ait pas d’autres Hervé dans ta vie pour que tu m’identifies aussi vite.
— On m’a parlé de toi il n’y a pas si longtemps… Tu es à Aix ?
— Depuis deux heures environ. Peux-tu me recevoir ?
— Tu es seul ?
Il eut la tentation de raccrocher, se raidit.
— Pour l’instant, oui. Est-ce une condition sine qua non ?
— Tu veux rire ! Je t’attends. C’est au troisième étage.
Hervé alla régler sans vider son verre. Toujours pas de Daniel, ni aux alentours ni à la terrasse de la brasserie. Il prit lentement la direction du quartier extérieur où habitait Paulette, sur la route de Nice. Mieux vaudrait essayer de passer inaperçu dans la résidence.
Lorsqu’elle vint ouvrir, la jeune femme marqua quelques secondes d’hésitation.
— Tu acceptes les clochards ? demanda-t-il en souriant.
Elle se hâta de refermer derrière lui. Il ne l’avait pas rencontrée, depuis son dernier séjour à Paris. Elle avait légèrement grossi, mais le supportait bien. Aussi grande que lui, blonde, les cheveux coupés court, elle donnait l’apparence d’une fille saine mordant à pleines dents dans la vie. C’était à peu près ça, mais Paulette était prête à tout pour arriver à mordre.
— Un whisky ?
— Si tu veux. Il y a une éternité que je n’en ai pas bu.
Son regard fit le tour du grand living où elle venait de l’entraîner.
— C’est très beau, chez toi. Luxueux. Ça a l’air de marcher, non ?
— Tu le sais bien, depuis que tu m’as mis le pied à l’étrier.
Elle lui lança cette réponse assez brutalement.
— Au fait, on t’a parlé de moi, ces jours ?
— Oh ! rien d’important. Des collègues.
Il prit le verre qu’elle lui tendait, regarda les bulles d’eau gazeuse pétiller à la surface du liquide.
— Ce genre de conversation ne doit pas tellement te mettre à l’aise, non ?
— Pourquoi ? M’en veux-tu parce que je n’ai pas été licenciée ?
— Pas du tout. D’ailleurs, en province, l’épuration a été moins sévère.
— Je vais peut-être monter à Paris. Un projet qui semble bien marcher. Mais je préfère ne pas en parler maintenant.
Elle s’assit en face de lui, découvrant ses longues cuisses brunes.
— As-tu des nouvelles de Céline ? demanda-t-elle, la voix rauque.
Parce qu’il la connaissait parfaitement, il sut qu’elle faisait immédiatement le rapport entre le regard qu’il avait jeté sur ses cuisses et le fait que, depuis six mois, il vivait séparé de sa femme.
— Non.
Son sourire fut un mélange de satisfaction et d’ironie.
— Pourquoi as-tu fait cela ? Pour ton fils ou pour elle ? Et Daniel, où se trouve-t-il, maintenant ?
— Trop de questions à la fois. Tu as oublié les règles élémentaires du bon journaliste. Mon fils ? Nous avions rendez-vous cours Mirabeau. Il n’était pas à l’heure. Il va certainement téléphoner.