Daniel n’en finissait pas de beurrer une biscotte. La jeune femme s’empara du pot à lait et se dirigea vers la cuisine, comme si elle voulait en rajouter.
— Pourquoi ? insista Hervé.
— Je préfère être armé.
— Tu as lu ?
Le garçon prit un air désinvolte, mais son visage était contracté. Hervé lui lança le journal.
— Les policiers savent que tu es armé.
— Ils peuvent nous abattre sans sommations, si ça leur plaît. Je sais. Tu crois qu’ils m’auraient fait des cadeaux, même sans ça ? J’ai tué un des leurs, ça justifie tout.
— Donne-le-moi. On va en faire un paquet et le renvoyer à Pesenti. C’est un type très bien. Il publiera un article sur le retour de son arme, et ça impressionnera l’opinion.
Daniel le fixa dans les yeux.
— Un type bien parce qu’il appréciait tes émissions ? Pour moi, ce n’est qu’un donneur, un sale mouchard.
— Il n’a donné l’alerte que vers cinq heures du soir. Ça nous a laissé toute la journée pour filer. Souviens-toi, lorsque nous roulions vers Manosque. Nous pensions n’avoir que deux heures devant nous. Il a pris de gros risques, ton « mouchard ». Si jamais la police fait un pointage minutieux des événements d’hier, il aura du mal à se justifier.
Il tendit la main.
— Donne-le-moi.
— Mais, de quoi s’agit-il ? demanda Paulette qui revenait.
— Daniel a une arme sur lui, et je veux qu’il me la donne.
La jeune femme s’assit, le visage grave.
— Écoute, Daniel. Ici, tu es en sécurité, tant qu’on ne se doutera pas de votre présence. Beaucoup de mes voisins sont partis en vacances et l’immeuble est tranquille. Personne ne s’occupe des autres. Tu n’as aucune raison d’être armé. De plus, et en admettant le pire, ce serait mal me récompenser de mon hospitalité que de faire usage de ton arme si on venait t’arrêter. Donne-le-moi.
Il tressaillit. La voix de Paulette était pleine d’autorité.
— Donne-le-moi, répéta-t-elle. Ou alors, va-t’en.
Daniel se leva. Quelques secondes durant, ils crurent qu’il allait se diriger vers la porte. Puis, sa main glissa vers son pantalon, pénétra dans la poche, en ressortit le 6,35.
— Merci.
Elle emporta l’arme dans sa chambre, dut la cacher soigneusement, car elle resta longtemps absente. Les deux hommes achevaient de déjeuner en silence.
Lorsqu’elle revint, Paulette alluma une cigarette, débarrassa la table et s’assit.
— Maintenant, quelles sont vos intentions ? Je peux vous garder plusieurs jours encore.
— Ton voyage ?
— Aucune importance. De toute façon, vous serez bien obligés de filer, un jour ou l’autre. Où irez-vous ?
— Aucune idée, avoua Hervé. Je pensais, en quittant Labiou, passer l’été dans des campings. Nous pourrions acheter des vélomoteurs pour nous déplacer facilement et par n’importe quel chemin. J’ai suffisamment d’argent pour tenir jusqu’à l’automne.
— L’étranger ?
— Difficile. L’Italie ou l’Espagne. Avec nos cartes d’identité, ce serait possible, à la condition de nous déplacer assez souvent. Ce serait moins dangereux qu’en France, mais nous avons moins de possibilités d’y gagner notre vie. Je pensais recommencer l’expérience de Labiou, mais dans un autre coin. Les Cévennes ou le Sud-Ouest, mais je n’ai aucun tuyau. Pour Labiou, je connaissais le propriétaire des ruines.
— Et un bateau ? Vous vous y connaissez tous les deux en navigation. On doit trouver une bonne occasion. Je suppose que le tien est sous surveillance ?
— Et, de plus, il est encore en hivernage.
Paulette tirait doucement sur sa cigarette, épiant leurs réactions. Daniel avait roulé le journal et tapotait l’un de ses genoux avec. Son père raclait le bout de sa cigarette sur le bord du cendrier en terre cuite. C’était un de ses gestes habituels.
— Ton but, c’est quoi ? Gagner du temps ? Soustraire complètement Daniel à toute recherche ?
Il parut respirer à fond, comme pour se jeter à l’eau.
— En définitive, je n’en sais rien.
— Tu as eu une réaction de chatte qui chope son petit par la peau du cou et va se terrer dans un coin à la moindre alerte. Maintenant, vous feriez mieux de faire le point, l’un et l’autre.
Elle se tourna vers le garçon.
— Toi, Daniel ?
— Je ne sais pas. Au début, j’étais hébété, et j’ai suivi. Ils m’auraient vite arrêté, sinon. Après tout…
— Maintenant, tu as eu le temps de réfléchir. Tu peux, choisir librement. D’un côté, l’arrestation, le procès, au moins dix années de prison. De l’autre, une vie d’homme traqué, l’obligation, dans un avenir plus ou moins proche, de partir à l’étranger. Et je ne vois que certains pays d’Amérique du Sud qui refusent l’extradition. Le genre de pays où il est difficile de vivre.
Hervé quitta la table pour s’approcher de la baie. Daniel l’accompagna du regard, puis déroula son journal lentement.
— Inutile de vouloir répondre tout de suite. Je vous l’ai dit, vous pouvez rester ici quelques jours. Mais je crois raisonnable de penser que, lorsque vous en partirez, il vous faudra avoir choisi.
Plus tard, le jeune garçon alla s’enfermer dans la salle de bains, et Hervé, qui n’avait pas parlé depuis qu’il s’était installé près de la baie, s’adressa à Paulette :
— Je te remercie, dit-il. Pour tout, le pistolet, ton accueil. Si je me suis montré désagréable hier, oublie-le.
Elle mettait de l’ordre dans la pièce, enlevait les draps du divan.
— C’est surtout pour lui, je préfère ne pas te le cacher. Il me trouble, mais c’est normal qu’une femme de trente-cinq ans soit sensible à la beauté d’un gosse de vingt. Il me trouble, mais il m’intrigue aussi. Si, comme les journaux l’ont écrit, il a guetté cet homme pendant des jours avant de l’abattre, je ne comprends pas son attitude par la suite. Il pouvait, soit préparer soigneusement sa fuite, soit décider de se laisser arrêter. Si c’est dans un état d’esprit de justicier ou par choix politique qu’il a agi, son instruction, son procès lui auraient permis d’obtenir une certaine audience, de mettre en accusation la société. Que s’est-il passé exactement ?
— Il est rentré chez nous, m’a attendu pour me mettre au courant. Je suis rentré assez tard. Nous avons veillé toute la nuit, en attendant les premières informations du lendemain, les journaux. On était déjà sur sa piste.
— Preuve qu’il n’avait pas cherché à se cacher ?
— Ça s’est passé dans un quartier proche du nôtre, et il a été reconnu par plusieurs témoins.
— C’est incompréhensible, répéta-t-elle.
Puis, elle changea de conversation, lui demanda ce qu’il avait fait depuis le mois de mai.
— Oh ! rien de spécial. J’ai couru à droite et à gauche. Je voulais faire un film commercial. On m’avait promis de m’aider, mais tu connais le milieu… Je n’arrivais à rien. Je passais toutes mes journées à l’extérieur, une bonne partie de mes nuits aussi. Je me suis lié avec des tas de gens sans valeur, sans parole. Je me suis raccroché à eux comme à une épave.
— Et Céline ?
— Je ne sais pas. J’ai vécu pendant des mois auprès d’elle sans la voir, sans me soucier de ce qu’elle pensait.
Elle paraissait approuver de la tête.
— Maintenant, je comprends mieux ta décision. Tu avais trouvé un copain d’adversité, et quelqu’un à qui te raccrocher. Tu as dû te voir en ange gardien veillant sur lui. En définitive, c’est assez sympathique, non ? Un coup de jeunesse, en quelque sorte. Plus le besoin de recommencer une vie nouvelle, dangereuse. Après la noce plus ou moins crapuleuse, la vie au grand air, le western, quoi !