— Tu ne me ménages pas, mais c’est un peu ça. Mais, en même temps, ce n’est pas si simple. Soit, je joue aux gendarmes et aux voleurs, mais je ne risque pas grand-chose, moi. Ils n’oseront même pas me condamner pour complicité. Tiens, le journaliste qui a écrit l’article le pense, lui aussi.
Daniel rentra. Il avait rasé sa barbe, ne laissant qu’une moustache assez forte qui lui allait bien, le vieillissait de plusieurs années.
— Tu ne ressembles pas du tout à la photographie du journal ! s’écria-t-elle. Je te conseille d’en faire autant, Hervé. J’essaierai de te couper les cheveux. Lui, il vaut mieux qu’il les garde. Sur la photo, ils sont assez courts.
Le garçon la rejoignit dans la cuisine.
— De quoi parliez-vous ?
Elle lui sourit sans embarras.
— De toi. J’essaie de m’expliquer ce qui t’a pris, toi. Et puis, aussi, pourquoi ton père a pris cette décision de fuir.
— Tu n’approuves pas ?
— Je n’ai pas à donner mon avis. Je fais un bilan, si tu veux. C’est à la mode. Dis-moi, si ton père n’avait pas marché ? Qu’aurais-tu fait ?
Il ouvrit le frigo, se versa un grand verre d’eau minérale qu’il but d’un trait. Elle ne put ensuite détacher son regard de ses lèvres humides.
— Vous avez eu un choc similaire. Lui sombrait depuis six mois, n’arrivait plus à surnager. Toi, tu es allé jusqu’au bout de ta crise. Elle parut songeuse.
— Quelques mois de plus, et il n’avait plus la force de réagir. Peut-être aurait-il été conduit au suicide.
Ce qui la fit soupirer.
— Je vois mal une issue raisonnable. Désormais, vous avez besoin l’un de l’autre pour survivre.
— Plus que tu ne crois, murmura-t-il, énigmatique.
CHAPITRE IX
À l’intérieur de la petite maison, il n’y avait que Lefort, Céline Barron et Sylvie. À l’extérieur, Tabariech montait la garde devant la porte ouverte, maintenant à distance les quatre journalistes présents, dont Pesenti. Les gendarmes de la brigade locale fouillaient les ruines, cherchaient des indices, sans grand enthousiasme, sous le soleil féroce de cette fin de matinée.
Céline faisait lentement le tour de la pièce. Elle s’immobilisa devant la paillasse inachevée, ramassa une tomette pour l’examiner. Elle ouvrit une des deux portes. Sur un cadre de bois, un mince matelas servait de lit. Par terre, il y avait un sac de couchage ouvert et couvert de traces de souliers.
Il y avait une seconde chambre, mais le cadre de bois était dressé contre un mur et, au-dessus, on voyait le ciel.
— Le journaliste a ôté les tuiles pour pouvoir s’échapper. Votre mari et votre fils l’avaient enfermé là-dedans. Hier matin, entre dix heures et midi. Les deux roues avant de sa 2 CV avaient été crevées. Il a dû descendre jusqu’à la route, a joué de malheur puisqu’il n’a aperçu aucun véhicule pour faire du stop. En définitive, il est arrivé au village vers quatre heures, complètement épuisé. Le temps de récupérer et de donner l’alerte, il en était cinq.
Il paraissait sceptique, devait trouver que le journaliste avait perdu un temps fou.
— En principe, tout ceci vous appartient. Bien sûr, il y a la location sous un faux nom, mais ce n’est pas très grave. Nous sommes ici depuis l’aube, et nous n’avons rien découvert d’intéressant. Les deux hommes ont tout aménagé de leurs mains. En décembre, il faisait un temps épouvantable, paraît-il. Leur installation a dû être difficile. Vous ne vous êtes jamais doutée qu’ils pouvaient être dans ce coin ?
Sylvie venait d’ouvrir en placard très bas, une sorte de bahut qui contenait les provisions des deux hommes. Agenouillée devant, elle touchait du bout des doigts les boîtes de conserves, le sac de farine, une grosse miche de pain.
— Cette nuit seulement, je me suis souvenue du nom de Benoît.
— Et vous saviez qu’il habitait Draguignan ?
— Mon mari avait essayé de le rencontrer voici deux ou trois ans. Je l’avais oublié.
Il ne la trouvait pas très convaincante, mais ne le lui dit pas.
— Maintenant, vous ignorez où ils peuvent se cacher ?
— Même si je le savais, je ne le dirais pas. Vous disposez de moyens assez puissants, maintenant que l’enquête rebondit aussi spectaculairement, pour les découvrir rapidement.
Lefort n’en parut pas irrité. Il inclina la tête, posa ses fesses sur un coin de la table.
— Qu’envisagez-vous de faire ? Vous n’êtes pas obligée de me répondre, mais peut-être vaudrait-il mieux signer une sorte de pacte. Uniquement pour les vingt-quatre heures suivantes.
— Je vais rendre cette voiture louée et retourner au camping de la presqu’île de Saint-Mandrier.
— Hier, j’ai interrogé Roumagnes pendant trois heures. Il vous l’a appris ?
— Je ne l’ai pas rencontré depuis hier matin. Mais pourquoi Roumagnes ?
Ce qui fit hausser les épaules du commissaire. Il se le demandait également, car le vieux marin n’avait répondu à aucune de ses questions. Il se redressa, se dirigea vers la porte.
— Nous partons pour Manosque, où sont centralisées toutes les informations. À la gendarmerie. Si vous désirez me voir…, avant votre départ pour Saint-Mandrier… Il y a également ces journalistes.
Elle se tourna vers l’extérieur, cherchant la haute silhouette de l’homme aux cheveux gris vêtu d’une veste en toile couleur tabac. Il avait plus l’air d’un instituteur de campagne que d’un journaliste.
— Je suppose que vous désirez vous entretenir avec Pesenti ? C’est le seul homme qui ait approché votre mari et votre fils au cours des six derniers mois… C’est-à-dire le seul qui ait eu une conversation sérieuse avec eux. Voulez-vous que je le fasse entrer ?
— Lui seul.
— Très bien. Au revoir, madame Barron. N’oubliez pas. Vingt-quatre heures au moins à Saint-Mandrier.
Lorsque Lefort fit part de la volonté de Céline, les autres journalistes protestèrent, mais Pesenti les apaisa en leur promettant qu’il leur ferait part des renseignements dont il pourrait faire usage après accord avec la jeune femme.
Il pénétra dans la petite maison, trouva Céline assise au bout de la longue table. La petite fille paraissait jouer avec les tomettes abandonnées dans un coin.
— Je vous remercie, madame Barron, de m’accorder votre confiance. Vous permettez ?
Le journaliste s’assit à sa droite, déposa sur la table une petite serviette et un appareil de photo.
— Tout d’abord, laissez-moi vous dire que votre mari et votre fils sont en excellente santé, d’après ce que j’ai vu. Votre mari est très calme, très conscient de ce qu’il fait. Votre fils m’a paru plus nerveux, plus impulsif. C’est lui qui m’a menacé de mon propre pistolet et a oublié de le remettre dans ma voiture. Mais cette attitude est assez compréhensible, n’est-ce pas ?
— Que vous ont-ils dit ?
Pesenti sortit ses cigarettes, lui en offrit une qu’elle accepta.
— Tout, ou presque, se trouve dans mon article. Vous ne l’avez pas encore lu entièrement, mais vous verrez que je m’efforce d’être objectif et que je ne cache pas ma sympathie pour votre mari. Dans les mêmes circonstances, je me demande ce que j’aurais fait.
Entre chaque phrase, il marquait quelques secondes de silence, et, dans la torpeur campagnarde du proche midi, ne leur parvenaient que les murmures des trois autres journalistes et le crissement d’une cigale isolée.
— Les deux tiers de notre entretien ont été faussés. J’étais censé m’adresser à M. Louis Ferrand, ex-professeur en Afrique noire et installé ici avec son frère pour certains travaux de géologie. Donc, même par allusion, rien de positif dans cette partie-là. Puis, votre fils est entré, l’arme à la main, et la situation est devenue très claire. Daniel m’a affirmé qu’il avait commis un crime politique, que sa victime avait frappé une jeune fille inanimée à coups de pied, que cette jeune fille avait disparu par la suite. Il semble penser que, étant morte des suites de ce sauvage traitement, la police a fait disparaître son cadavre. Je lui ai dit qu’on n’avait jamais retrouvé trace de cette jeune fille. En fait, je ne crois pas à cette version du drame. Et vous, madame Barron ?