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Céline resta silencieuse. Dans son coin, Sylvie empilait les tomettes d’un air absent.

— Une fois seul avec votre mari, votre fils étant allé crever les deux pneus de ma voiture, j’ai essayé de le faire parler. Notre tête-à-tête n’a pas duré longtemps, hélas !

— Mon mari croit-il à cette version des faits ?

Pesenti découvrit combien son visage était tendu.

— Je ne le crois pas. Il cherche visiblement le véritable mobile de ce meurtre. Et ne l’a pas encore trouvé. Il doit éviter d’assaillir son fils de questions. De l’agresser, en quelque sorte. Daniel a subi un grave traumatisme.

— Les événements de mai l’ont complètement bouleversé. Il a été matraqué, interné, a assisté à des scènes horribles.

— C’est ce qu’il dit, ce que tout le monde raconte. En êtes-vous absolument sûre ?

Il remarqua qu’elle s’écartait instinctivement de lui comme pour s’enfuir.

— N’y a-t-il pas autre chose ? Avez-vous vu la photographie de cet homme ?

Ouvrant sa serviette, il en tira une grande épreuve sur papier glacé.

— Je me la suis procurée il y a déjà quelque temps, car cette affaire m’intéressait. Voici Fernand Lanier, brigadier-chef dans les C.R.S. Marié et père de deux enfants. Il s’occupait uniquement de questions administratives depuis huit ans. Seuls, les événements de mai, l’obligation d’un effectif renforcé l’ont envoyé combattre les étudiants. D’après mes renseignements, ce n’était pas un mauvais diable.

Elle se leva, pâle et visiblement indignée.

— Un homme capable de frapper une toute jeune fille à coups de pied dans le ventre ?

— Je vous en prie, madame. Dites-moi comment votre fils a pu le reconnaître, alors qu’il ne l’a aperçu que quelques secondes, une minute, tout au plus. Lanier portait un casque, des lunettes spéciales contre les gaz.

— Il avait une grosse tache de son sur le dos de la main gauche.

— Oui, bien sûr. Mais votre fils a pu voir cette tache une fois cet homme mort. Il l’a abattu presque à bout portant…

— À la nuit tombée.

— C’est exact, mais Lanier est tombé devant la vitrine fortement éclairée d’un magasin d’appareils ménager.

Elle s’éloigna de la table, fit quelques pas dans la pièce. Lorsqu’elle parla, elle lui tournait toujours le dos.

— Que voulez-vous prouver ? Que Daniel avait décidé d’avoir la peau d’un C.R.S. à n’importe quel prix ? Qu’il faisait une sorte d’obsession maladive ?

— J’y ai songé, madame Barron. Votre fils n’a pas parlé tout de suite de cette histoire de la jeune fille. Ce n’est que bien plus tard, lorsque les journaux ont fait état de certaines disparitions, même des publications très conformistes.

— Vous croyez qu’il a puisé là un prétexte ?

— Pourquoi refusez-vous d’examiner cette photographie ?

— Je n’en vois pas l’utilité.

— Ne ressemble-t-il pas à quelqu’un que vous connaissez, à un ennemi de votre famille, par exemple ? Ce serait une explication.

Elle pivota sur place, marcha vers la table et prit la photographie entre ses mains. Elles tremblaient, et la jeune femme était livide, à la limite de ses forces.

— C’est ridicule, murmura-t-elle.

— Pardonnez-moi. Ce n’était qu’une hypothèse parmi bien d’autres. Vous n’ignorez pas que Lanier habitait le même quartier que vous. Étant donné son grade et son affectation, il avait le droit de vivre en dehors de sa caserne, mais n’était pas dispensé pour autant des servitudes de son métier. Il prenait son tour de garde, faisait certains déplacements.

— Je n’ai jamais rencontré cet homme, ni tout autre qui pourrait lui ressembler de près ou de loin.

Lanier ne paraissait pas son âge. Son visage était agréable, le regard assuré. Pesenti se demandait quels motifs avaient pu le pousser à devenir un policier en uniforme. Il avait l’air d’un homme tranquille, détestant la violence et les embêtements.

— Il habitait rue Blomet, et vous rue de l’Abbé-Groult. Vous ne l’avez jamais rencontré ?

— Moi ? Pourquoi ?

Pesenti jeta sa cigarette en direction de la porte ouverte, manqua son coup et se leva pour pousser le mégot du pied. Un de ses confrères, dans l’ombre d’un mur, lui fit signe en direction du soleil. Ils devaient trouver le temps long.

— Fernand Lanier n’a participé qu’une fois aux bagarres. Par la suite, il a été envoyé à Beaujon pour les formalités administratives. Votre fils a été également conduit là-bas. Vous souvenez-vous de la date ?

— Durant les événements, mon fils ne rentrait plus régulièrement. En fait, durant tout le mois, il ne s’est montré que trois ou quatre fois. Ce devait être aux alentours du 20.

— C’est bien ce que je pensais. Il aurait pu rencontrer Lanier à Beaujon. C’est peut-être là-bas que le nœud de l’affaire se trouve. Malheureusement, les registres des entrées et des libérations ne sont pas accessibles.

Céline jeta la photographie avec colère. Elle glissa sur la table, et Pesenti la rattrapa.

— Pourquoi insinuez-vous ce genre de choses ? Dans la nuit qui a suivi son geste, Daniel nous a tout raconté, exactement comme je l’ai ensuite répété aux policiers qui m’interrogeaient. Ses camarades ont confirmé ses déclarations. C’est tout ce que vous vouliez savoir ?

Le journaliste refermait lentement sa serviette. Elle contenait des dizaines de coupures de presse sur l’affaire. Il aurait aimé poser d’autres questions, mais comprenait que Mme Barron fût déçue par la tournure qu’avait prise leur entretien.

— Tout ceci restera entre nous, déclara-t-il fermement. Mais il faut que je fournisse certains renseignements à mes collègues. Pouvez-vous m’aider ?

— Je suis fatiguée, maintenant. Et ma fille encore plus que moi. Nous nous sommes levées à trois heures du matin. Faites vite, dans ce cas.

Il sortit un bloc de sa poche.

— Comment avez-vous passé les six derniers mois ?

— Chez moi, à Paris. Je sortais très peu. Ma petite fille continuait d’aller à l’école.

— Vous n’avez pas essayé de retrouver votre mari et votre fils ? Pourquoi avoir attendu juin ?

— Je suis sortie d’une sorte de léthargie. J’ai désiré que Sylvie change d’air, voie d’autres personnes. C’est par hasard que j’ai retrouvé la trace de mon mari et de mon fils.

C’était presque mécaniquement qu’elle expliquait. Un moment, cette femme avait levé l’écran qui protégeait sa vie privée, ses sentiments intimes, mais, désormais, elle se contenterait de lieux communs. Il n’en prenait pas moins des notes. Ses collègues seraient déçus.

— Acceptez-vous de poser pour une photographie ? Mes collègues ont déjà pris plusieurs clichés de vous.

— De moi seule. Vous n’ignorez pas que ma fille mineure ne doit pas être mêlée à tout cela. Si vous ou vos collègues passez outre, je déposerai une plainte.