Il se tourna vers la cuisine en plein vent où une femme en short préparait leur repas.
— Ce n’est pas rapide, comme service.
— Mme Barron ne va pas repartir dans la grosse chaleur. Vous avez bien vu, les autres jours.
On leur apporta les hors-d’œuvre, et l’inspecteur se jeta dessus. Le commissaire mangeait également avec appétit, mais chaque passage de voiture l’alertait.
— Ce Barron, disait Tabariech la bouche pleine, il doit quand même avoir des tas de copains, de connaissances tout au moins. Un réalisateur de télé… Bien sûr, ça fait un an qu’il a été balancé, après les événements de mai. Mais, quand même… J’aimais bien ses émissions. Pas vous ?
— Je n’ai pas la télé, grogna Lefort.
— Il avait eu une série sur les petits ports de plaisance et de pêche. C’était excellent. Il possédait un bateau, non ? Un voilier ?
— À Toulon, oui. Il est toujours en hivernage. Moi aussi, j’avais pensé qu’ils se tailleraient tous les deux par la mer. Ils connaissent la navigation. Facile, pour eux, de filer. Avec leur ketch, ils pouvaient aller loin. Aux Antilles, même, en Amérique. Mais non. Le voilier est toujours sous hangar. Je ne comprends pas.
— Excusez, patron, mais je ne voulais pas parler de ça…, mais de son métier.
Ce qui fit hausser les épaules de Lefort. Ils en revenaient toujours à la même chose.
— Du café ? proposa l’homme qui les avait servis.
— Et du raide, insista l’inspecteur. On en a besoin.
À un kilomètre de là, Sylvie, étant allée jeter les ordures dans un gros bidon placé là tout exprès, trouva sa mère en train de dételer la caravane.
— On la laisse ?
— Pour une heure.
— Tu sais que, après, c’est difficile de la raccrocher.
— Viens vite, après avoir tout fermé. Nous allons à Cazan, téléphoner.
Une fois sur la nationale, la petite se retourna pour chercher la 404 grise.
— Ne me dis pas qu’ils sont derrière nous, souffla sa mère.
— Non. Je crois que tu les as bien eus.
Dans le petit village, elle s’arrangea pour cacher la Simca dans un chemin de terre avant d’aller à la poste. Elle demanda un numéro à Aix.
— Ce sera long ?
— Ça dépend, lui dit le préposé. Des fois, il vaut mieux y aller d’un coup de voiture.
Sylvie l’entraîna vers la petite cabine en bois.
— C’est Paulette que tu appelles ?
— Comment sais-tu ?
— À Aix, il n’y a qu’elle. Mais je crois que tu as tort.
Céline la regarda avec effarement. Chaque jour, elle découvrait sa petite fille.
— Mais pourquoi ?
— Paulette n’a plus besoin de papa et ne te rendra pas service.
— Elle doit beaucoup à papa. Sans lui, elle ne serait pas à la station régionale de Marseille.
— Vous avez Aix, madame, dit le préposé.
Avec soulagement, elle reconnut la voix de Paulette Ramet.
— Paulette ? C’est Céline…
— Céline ?…
Un silence, puis :
— Pas Céline Barron ?
Sylvie sentit le corps de sa mère se raidir contre le sien.
— Mais si.
— Tu es à Paris ?
— Non, dans la région… Écoute, je ne veux pas t’importuner, mais il faut que je retrouve Hervé… Il le faut absolument.
— Mais, que veux-tu que j’y fasse ? Depuis… l’affaire, je n’ai jamais eu de contact avec lui.
— Tu es sûre ?
— Mais, enfin… Pourquoi se serait-il adressé à moi ? D’ailleurs, j’estime qu’il a fait la plus grande sottise de sa vie. Il aurait dû défendre Daniel d’une autre façon… La fuite n’arrange rien. Enfin, Céline…, ton fils est coupable. Vous n’y pouviez rien ni l’un ni l’autre. Il fallait accepter le coup et…
— Écoute-moi, Paulette. Inutile d’argumenter là-dessus. Tu n’es pas en direct. Je te demande seulement si tu as une idée, même la plus vague, de l’endroit où ils pourraient se trouver. C’est tout ce qui importe, pour l’instant.
La voix de Paulette Ramet se déforma, monta d’un ton. Céline se souvint de ce que lui avait dit son mari autrefois. Cette fille-là devait souvent frôler l’hystérie.
— Mais enfin, c’est inconcevable. Tu as le culot de me téléphoner pour me demander des nouvelles de ton mari ? Pourquoi se serait-il adressé à moi ?
— En effet, répondit doucement Céline. Je me demande pourquoi j’ai eu cette idée.
Cette réponse eut l’effet d’une gifle, et Paulette Ramet recouvra son calme.
— Pardonne-moi, Céline, mais, en ce moment, tout va mal pour moi. Lucien m’a plaquée… Tu ne connais pas… Et, à la station, ça ne va pas tout seul tous les jours. On vient de me refuser un travail sur lequel je comptais terriblement… Tu sais ce qui se passe à la télé… C’est un peu la chasse aux sorcières, maintenant.
— Mieux vaut ne pas rappeler que tu es une amie d’Hervé Barron.
— Bien sûr, répondit étourdiment Paulette. Mais non, enfin, il faut que je sois très prudente. Non, au sujet d’Hervé, je ne sais rien. Absolument rien. Je suis désolée… Mais d’où appelles-tu ?
— De Cazan, près de Pont-Royal.
La voix se fit inquiète :
— Tu viens à Aix ?
— Pas du tout. Merci, Paulette.
Elle raccrocha, alla payer. Sylvie ne la quittait pas du regard. Dans la voiture, elle se tourna vers elle avant de démarrer.
— Qu’y a-t-il ?
— Tu ne pleures plus. Avant, tu aurais eu des larmes plein les yeux.
— Paulette a des soucis, essaya-t-elle d’expliquer.
Mais plus rien ne pouvait convaincre la petite fille, désormais. Le monde des adultes se présentait à elle comme un bloc hostile, sans la moindre faille.
Elle ne fit pas attention à la Peugeot grise qui les croisait. Sylvie se retourna, vit qu’elle s’était immobilisée, attendant un trou dans la circulation pour faire demi-tour. Elle jugea inutile d’en parler à sa mère. D’autres pensées l’occupaient :
— Nous cherchons papa et Daniel ?
Céline secoua farouchement la tête.
— Non. Ne dis pas ça. Par hasard, j’ai pensé à Paulette Ramet, mais maintenant je le regrette.
— Pourquoi ? Si on les retrouvait, nous serions quatre. On serait plus forts, tous ensemble. Tu crois que ça me gêne, ce qu’il a fait, Daniel ? Moi, j’aurais peut-être fait la même chose.
Céline apercevait la caravane. Un motard était arrêté sur le terre-plein, un carnet à la main. Il s’approcha dès que la voiture s’immobilisa.
— C’est à vous, madame ?
— J’ai dételé pour faire une course, mais je ne compte pas rester là.
— Ce n’est pas interdit, madame, dit le motard avec un sourire aimable. Je me demandais simplement ce que faisait cette caravane toute seule. Et puis, ce n’est pas prudent, avec tous les gens qui passent sur cette route. Je vais vous aider.
À ce moment-là, son regard tomba sur le visage de la petite fille, et il resta interdit. Jamais il n’avait lu une telle haine dans un regard d’enfant.
Reprenant son sourire, il se pencha :
— Je ne te fais pas peur, au moins ?
L’index de Céline monta vers ses lèvres décolorées, et Sylvie respira profondément.
— Non, monsieur. Je n’ai aucune raison d’avoir peur d’un policier.
C’était une curieuse réponse, pour une gosse de cet âge. Il désigna la caravane.
— Si vous voulez bien vous mettre au volant, madame… Avancez encore un peu et reculez en braquant sur la gauche. Ça doit aller tout seul.
Sylvie rejoignit sa mère pour la guider. Céline fit un effort violent pour ne pas rater sa manœuvre, et le motard la félicita pour son adresse, penché sur l’attache.