Pesenti revoyait la scène dans la petite maison du hameau de Labiou, plus particulièrement le moment où il l’avait presque forcée à examiner la photographie de Fernand Lanier. Sa répugnance s’expliquait, certes, mais il en gardait un souvenir perplexe.
— Vous avez enquêté sur la victime ? Quel genre de type était-ce ?
— Ses supérieurs étaient très satisfaits de lui, répondit brièvement Lefort.
Ce qui amena un sourire amusé sur la bouche de Pesenti.
— Vous ne jouez pas franc jeu. L’esprit de corps est très développé, dans ces compagnies de choc. Vous avez bien fait une enquête ? Il était marié, père de deux gosses… L’opinion de ses voisins ?
— Rien de particulier à signaler.
Le voyant aussi réticent, Pesenti jugea inutile d’insister. Il pourrait obtenir quelques renseignements en téléphonant à quelques collègues parisiens.
— Comprenez-moi, Pesenti. Les réactions d’un homme dans son milieu familial et dans l’exercice de sa profession ne sont jamais les mêmes. On a vu des chefs très sévères, injustes, même, se laisser mener par le bout du nez une fois chez eux.
— Voulez-vous dire que pour Lanier c’était le contraire ?
Lefort échangea un regard avec Tabariech qui fit une moue d’incertitude.
— Bon. Lanier était un vrai tyran domestique. Tout filait droit, chez lui. Sa femme comme les gosses.
— Il les tabassait ?
— Personne n’en sait rien, mais il y avait des scènes violentes, des cris et des pleurs. Vous l’auriez appris facilement en téléphonant à vos confrères parisiens. Autant que je vous le dise. Mais, ensuite, c’était l’homme le plus calme du monde. Pas du tout porté sur la bagarre. La preuve : dès qu’il l’a pu, il s’est fait affecter à un service administratif, et il a fallu les barricades pour le sortir de son rond de cuir et de son bureau. Pour une seule nuit, d’ailleurs, car, ensuite, il a été affecté à Beaujon.
— Le gosse a fait un séjour à Beaujon.
— Il paraît, mais on n’en a pas retrouvé trace. Je me demande si ce garçon ne s’est pas un peu vanté. Mais, vous pouvez me croire. Nous avons interrogé tous ses camarades de travail, ses fréquentations. Personne ne s’est plaint de lui. Au contraire, c’était un compagnon agréable. Il allait jouer à la belote dans un bistrot du quartier.
— Et sa femme ?
Lefort fit la grimace.
— Pas jojo. Non seulement moche, mais pas très propre et larmoyante.
— Moi, j’ai eu l’impression qu’elle picolait en douce, intervint l’inspecteur. De toute façon, elle n’avait pas l’air de regretter son mari. Oh ! elle pleurnichait, bien sûr, mais sans grande conviction. Quant au gosse, il s’en foutait complètement, que le paternel ait été descendu.
— Je veux bien admettre que Lanier n’ait pas été le même homme chez lui et au-dehors, mais la défense saura trouver des témoins dans son immeuble. Le jury admettra mal la dualité. Dites-moi, Lanier devait chercher des compensations à l’extérieur. Question femmes, bien entendu.
L’expression des deux policiers fut identique.
— Aucune information à ce sujet, dit Lefort, mais c’est bien possible.
— S’il y avait eu rivalité entre le gosse et lui ?
— Pourquoi le gosse aurait-il raconté une histoire invraisemblable ?
Pesenti se raidit.
— Parce qu’elle n’était justement pas invraisemblable, et qu’il s’est produit bien des excès dans la répression.
— Bon, admettons, fit Lefort, conciliant. Mais pourquoi transformer une histoire de femme en un acte prémédité ? C’est très dangereux pour lui, et, devant les assises…
— De nos jours, les jeunes trouvent assez ridicules les histoires sentimentales, et ils n’ont pas tort. Daniel Barron a peut-être voulu se trouver un mobile plus noble à ses yeux.
— Qu’est-ce que ça nous apporte de neuf, dans l’immédiat ? ronchonna Tabariech.
— Mais si ! s’énerva Pesenti. Imaginez que Mme Barron se doute de quelque chose. Elle veut retrouver son fils pour le convaincre de dire la vérité. Crime passionnel, le gosse s’en tirera à moindres frais. N’oubliez pas les sentiments d’une mère, dans de telles circonstances.
Le téléphone sonna et, après une hésitation, Lefort décrocha. Il ne pensait visiblement pas que le coup de fil s’adresse à lui, très peu de gens connaissant sa présence à Manosque.
D’un seul coup, son visage changea.
— Hospitalisée ? Depuis une heure ?… Et la gosse ? Bon, très bien. Je vous remercie.
Il reposa doucement le combiné.
— Mme Barron vient d’avoir un accident de voiture. À quelques kilomètres d’ici. Ce n’est pas très grave.
— D’ici ? s’étonna Pesenti. Que venait-elle faire à Manosque ?
— Curieux, oui. D’autant plus qu’elle m’avait promis de rentrer à Saint-Mandrier.
— Qu’a-t-elle, exactement ?
— Des blessures externes sans gravité. La petite fille a été légèrement blessée. Elles se trouvent toutes les deux dans une chambre particulière. Une chance. L’adjudant de gendarmerie qui se trouvait à Labiou est arrivé le premier sur les lieux, les a identifiées. La gosse avait toute sa connaissance. Elle se cramponnait au sac de sa mère. Il paraît qu’il contient tout l’argent dont je vous parlais.
Très surexcité, il se leva et fit quelques pas pour se dégourdir les jambes, revint vers Pesenti.
— Vous passerez l’information dès demain, n’est-ce pas ?
— Forcément, soupira le journaliste. Vous allez en profiter pour tendre un piège à Barron ?
— C’est de bonne guerre, non ?
— Je téléphone tout de suite à l’A.F.P., patron ? Dans deux heures, les radios périphériques lanceront la nouvelle.
Pesenti se leva.
— Je suppose que, pour l’instant, toutes les visites aux deux blessées sont interdites ?
— Évidemment. En définitive, c’est une chance pour nous. Tout se ramasse dans le coin, tout se centralise. Ces jours derniers, j’avais l’impression de travailler sur du sable mouvant.
Le journaliste se rendit à l’agence locale de son journal. Le correspondant Borgeat tapait déjà l’article sur l’accident.
— C’est arrivé à quelques kilomètres, un peu après un embranchement, entre Sainte-Tulle et ici. Un témoin a raconté que la conduite de cette femme l’avait alerté. Il pense qu’elle a eu un malaise et qu’elle a perdu le contrôle de son véhicule. Elle a évité de peu un pylône, a percuté un talus, mais à faible vitesse. Le commissaire parisien l’avait convoquée ici ?
— Pas du tout, rétorqua Pesenti d’un air préoccupé. Elle devait rejoindre Saint-Mandrier, avait promis de ne pas en bouger de vingt-quatre heures.
Il se demandait si c’était lui ou le commissaire que la jeune femme désirait rencontrer.
— Que veut dire le témoin ? Elle conduisait trop vite ?
— Non, mais en zigzaguant sur toute la route. Comme si elle avait bu. Ils vont certainement lui faire une prise de sang, après ça.
— C’est idiot. Elle venait de Labiou, et je ne pense pas qu’elle ait eu l’idée de se saouler, avec sa petite fille à bord. Pour moi, c’est un malaise dû à un choc psychologique. Mais inutile de le mentionner dans votre article.
Peu après, il décrocha le téléphone pour appeler la rédaction de Marseille, dicta son article sur tout ce qui s’était passé depuis le matin, signala l’accident dont Mme Barron et sa fille avaient été victimes, indiquant qu’on trouverait tous les détails en page régionale.