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— Allons faire des courses dit Sylvie. Je mangerais bien une côtelette d’agneau avec une salade de tomates.

De retour à la caravane, Céline s’occupa du repas, tandis que la petite fille regardait quelques autres gosses jouer autour d’un gros pin.

— Pourquoi ne vas-tu pas vers eux ? demanda sa mère.

— Ils ne me font pas envie. Tu ne trouves pas que c’est un peu idiot, ce qu’ils font ?

La jeune femme ne réagit pas tout de suite. Au cours de ces six mois terribles, elle n’avait pas suffisamment prêté attention à l’évolution accélérée du caractère de sa fille.

— Mais non. C’est de leur âge.

— Je ne crois pas, répondit Sylvie.

Après le repas, elles s’allongèrent à côté l’une de l’autre. Sylvie finit par s’endormir d’un sommeil paisible, et sa mère n’osait bouger, de crainte de la réveiller. Depuis longtemps, elle ne l’avait vue reposer ainsi.

Elle pensa à Roumagnes, si bon, si compréhensif. Hervé savait se faire des amis parmi les gens les plus simples, sans la moindre familiarité protectrice, tout naturellement. Elle souhaitait avec ferveur qu’il ait trouvé sur son nouveau chemin d’autres Roumagnes.

Ce qui la gênait le plus, c’était le règlement des travaux effectués sur le bateau et l’hivernage. D’ordinaire, Hervé payait en plusieurs fois. Il donnait une avance en fin de saison, envoyait un chèque avant Noël et attendait l’été pour le solde.

Aussi doucement que possible, elle se leva, s’approcha du coffret métallique qu’Hervé emportait toujours en voyage et qui contenait ses papiers d’affaires et les factures domestiques. Elle trouva facilement le dossier du bateau, le reçu signé de Roumagnes à la fin de l’été, mais pas trace d’un règlement en décembre. D’ailleurs, en décembre, Hervé ne devait pas songer à ses dettes.

Elle referma le coffret, alla s’asseoir sur le petit escalier extérieur. Tout était calme, dans le camp. La 404 n’était pas visible. Les deux policiers devaient surveiller l’entrée de beaucoup plus loin.

Roumagnes avait dit que tout était réglé. Il ne pouvait tout de même pas leur faire cadeau d’une somme pareille, au moins deux mille francs actuels avec les travaux. Le ketch n’était pas d’un modèle récent, et sa construction classique exigeait de nombreuses heures d’entretien. Le vieux marin n’était pas riche et employait un ouvrier. Elle le revoyait, répondant sans hésitation : « Non. C’est réglé. »

Hervé aimait beaucoup le vieil homme. Lui avait-il fait parvenir de l’argent afin de ne pas le léser ? Comment, et de quel endroit ?

CHAPITRE III

Il ne voyait pas le huitième petit lapin dans l’enclos de pierres sèches. Il y en avait quatre autour de la mère, qui grignotaient de l’herbe sauvage, deux autres un peu plus loin, en train de se faire les dents sur une pousse d’amandier, un autre dans un recoin, roulé en boule et qui semblait dormir.

Très inquiet, Hervé Barron poussa la porte en bois qu’il avait lui-même confectionnée et alla regarder derrière un tas de planches vermoulues entreposées là depuis la fin de l’hiver. Il s’accroupit pour regarder dans les espaces libres, souleva une vieille porte qui s’effritait sous les doigts. Le petit animal ne s’y trouvait pas. Finalement, il le découvrit dans le fond d’un trou carré d’où il ne pouvait sortir, s’attaquant philosophiquement à des racines.

Il ramassa le petit lapin, le caressa en souriant. Ce tout petit drame le laissait ému. Quelques mois plus tôt, il se serait jugé ridicule. Il se souvenait avoir enlevé une grosse pierre de taille à cet endroit, ce qui expliquait le piège dans lequel était tombé le lapereau. Après avoir remis ce dernier en liberté, il combla le trou rapidement.

— Pa ? Dans le jardin de la dernière maison, côté sud, il y a au moins dix pieds de tomates.

Daniel sauta par-dessus la murette. Son short était déchiré en plusieurs endroits, et il avait le torse balafré par les ronces.

— J’ai dû tailler un chemin dans une broussaille pire que des barbelés. Je me demande s’il n’y a pas aussi quelques plants de pommes de terre. Malheureusement, un cerisier a été étouffé par des buis, mais il y a un pommier drôlement chargé.

Les deux hommes s’accoudèrent contre la murette. Tout au bas de la colline escarpée, la route départementale sortait du ravin de Laval et se dirigeait vers Valensole. Sur leur droite, un champ de lavande abandonné formait une pointe jusqu’au bois de chênes-verts d’où ils tiraient la plus grosse partie de leur chauffage. Mais, durant les neiges d’hiver, ils avaient dû brûler des portes, des fenêtres, de vieilles planches arrachées difficilement aux ruines du hameau.

— Tu comptes descendre à Valensole ce soir ?

— Il nous faut du pain et quelques autres provisions, dit Hervé Barron.

— Et pour ta pellicule ?

— À Manosque. D’ici à la fin de la semaine.

Daniel partit devant lui en direction de leur maison. En six mois, le garçon s’était dépouillé de sa démarche furtive, avait fini par se redresser, portant haut sa tête. Son torse nu se musclait chaque jour un peu plus.

À quelques pas de la maison, Hervé s’immobilisa pour regarder son toit. Chaque fois, sa gorge se nouait en se souvenant. Daniel et lui l’avaient reconstruit en huit jours en pleine tempête de neige, puis sous un vent glacé. Ils avaient dû dégager trois poutres saines des maisons écroulées. Trois journées de travail acharné. À ce moment-là, un ancien poulailler leur servait de refuge et un gros bidon de poêle. Ils couchaient alors sur des matelas pneumatiques et dans des duvets de camping. Ils s’enivraient de fatigue, ne pensaient plus à rien, même pas à écouter le transistor.

En récupérant les tuiles intactes, Daniel avait aperçu le pied d’une cuisinière en fonte datant de plus d’un siècle. Ils avaient attendu que le toit soit terminé pour aller la chercher. Hervé était allé acheter des tuyaux à Manosque. À partir de cet instant, leur situation s’était nettement améliorée, et, le jour où la cuisinière gorgée de bois sec se mit à ronfler, le ciel vira au bleu, et suivit une période de temps chaud et ensoleillé.

Dans la grande pièce qui servait de cuisine et de séjour, Daniel achevait l’installation d’un évier de pierre trouvé sur place. Il collectionnait les tomettes intactes qu’il ramassait à longueur de journée, pour en faire une paillasse juste à côté. Hervé alla tirer un demi-verre de vin rosé au petit tonneau installé en bout de l’épaisse table faite d’un battant de porte. Elle était son œuvre, et il l’avait fabriquée en moins d’une semaine.

Il but lentement, avec un plaisir certain.

— Tu devrais boire un peu de vin de temps en temps. Chaque fois, je me sens un peu plus agrippé à la terre.

Daniel préférait l’eau d’une petite source qui coulait à un kilomètre de là. Le garçon avait appris la patience chaque fois qu’il allait remplir sa petite bonbonne de dix litres. Déjà, le dépistage de la source lui avait demandé une bonne journée. Parti depuis le matin, il n’était rentré que le soir, alors qu’Hervé, accablé, ne l’attendait plus, croyait qu’il avait décidé de se livrer. Son fils traversait de terribles crises dépressives.

D’abord, un scintillement avait attiré son attention parmi la pierraille. Une toute petite flaque achevant de s’évaporer dans le soleil du mois de mars. Il avait tourné en rond jusqu’à ce qu’il en trouve une autre plus loin. Puis, encore plusieurs, et, alors qu’il était midi, un minuscule suintement qui se frayait un passage après mille contorsions. Le soleil déclinait lorsqu’il avait aperçu la roche humide et, tout en haut, quelques bulles d’air. Le lendemain, ils étaient revenus tous les deux. Après une escalade dangereuse, ils avaient réussi à planter un roseau creux dans la roche, groupant ainsi le ruissellement en un filet d’eau. En creusant dans la roche tendre une gouttière en oblique, ils avaient pu amener cette eau jusqu’au bas de l’escarpement. Mais il fallait deux heures pour remplir la bonbonne. Pour tous les autres usages, ils disposaient d’un puits qui s’asséchait durant l’été, raison primordiale de l’abandon du hameau de Labiou. Mais les deux hommes espéraient qu’un usage modéré écarterait cette fatalité estivale.