— Je prépare le repas ?
— Si tu veux.
Hervé alluma une cigarette et sortit sur le pas de sa porte. Il dominait toute la vallée, pouvait voir à tout instant les rares véhicules de la départementale, à plus forte raison ceux qui se seraient engagés sur le chemin difficile de Labiou. Dans le pays, tout le monde savait que des étrangers louaient les ruines à l’unique propriétaire du lot, en attendant de pouvoir l’acheter dans une période plus ou moins lointaine. Une chance qu’il ait contacté cette famille quelques années plus tôt. Se présentant au mois de décembre sous le nom de Louis Ferrand, il avait rapidement conclu un accord sur la base de cinq mille francs actuels par an. En fait, c’était la valeur de ce lot aride et sans avenir. Le propriétaire habitait Draguignan et ne venait jamais dans la région. Durant l’hiver, seuls quelques chasseurs leur avaient rendu visite, mais n’avaient pas osé leur demander ce qu’ils faisaient là. Hervé avait laissé entendre au village que lui et son jeune frère faisaient des recherches géologiques. L’un et l’autre laissaient pousser barbe et cheveux, devenaient de plus en plus méconnaissables. Au début, ils avaient terriblement maigri. Hervé, surtout, avait perdu près de quinze kilos. Daniel s’était virilisé, ne ressemblait plus du tout aux photographies publiées par les journaux. De plus, il ne se montrait presque jamais, ne désirait pas descendre vers les villages et les villes.
Parfois, la nuit, Hervé se disait que la situation était sans issue, et puis, avec l’aube, naissait le jour d’une autre vie. Les deux hommes n’abordaient jamais deux sujets : ce qui s’était passé le 14 décembre et la séparation avec Céline et Sylvie. Ni l’un ni l’autre ne regardaient les photographies qui les représentaient.
Un soir, seulement, Daniel lui avait demandé, avec cette brusquerie des timides :
— Pourquoi sommes-nous là ?
La lampe à pétrole éclairait faiblement la pièce, et Hervé, ce soir-là, songeait qu’il devrait acheter un appareil au gaz.
— Tu ne te plais pas ici ?
— Il ne s’agit pas de l’endroit. Pourquoi n’as-tu pas accepté que je me laisse arrêter ?
— Je ne le sais pas encore. Tous les jours, je cherche, mais il n’y a aucune explication acceptable.
— Les journaux écrivent que, mis brutalement en face de tes responsabilités, tu as voulu…
— Réparer, en quelque sorte ? C’est peut-être vrai. Mais, comme j’ignore le motif exact de ton geste, je ne peux me faire une idée précise de cette responsabilité. Mais ce sont des grands mots. Que voulais-tu que je fasse ? Les laisser te condamner à quinze ou vingt ans ? Ils sont très durs, lorsqu’il s’agit d’un policier.
— Qu’avons-nous à espérer ? Plus de clémence si, d’ici à quelques années, la politique de ce pays changeait ?
— Pourquoi pas ? En attendant, tu vis libre. Heureux, je ne sais pas.
— Mais toi…
Hervé ne l’avait pas laissé continuer, ne pouvant supporter à l’avance qu’ils parlent de Céline et de Sylvie. Il s’était levé, avait pris son fils par le bras.
— N’allons pas plus loin. Nous avons besoin d’une certaine dureté pour survivre. Les jours vont s’ajouter aux jours. Le plus difficile n’était pas de construire ce toit sous la neige et le vent. Il nous faudra tenir, l’un grâce à l’autre.
— Tu ne m’as jamais demandé pourquoi j’avais fait ça.
— Plus tard. J’essaie de comprendre. Je dois pouvoir trouver dans ma propre expérience.
Cette conversation remontait à plusieurs mois, quatre environ, et maintenant il croyait savoir. Surtout depuis la fugue de Daniel au mois d’avril.
Le garçon avait disparu pendant quatre jours entiers. Hervé s’était rendu à Digne pour plusieurs achats importants, et notamment de la pellicule pour sa caméra. Il réalisait un film sur la vie qu’il menait, avec la secrète pensée qu’un jour Céline le verrait, comprendrait, et aurait l’impression qu’une partie de leur séparation s’effacerait. Depuis six mois, leurs vies divergeaient, et cet éloignement l’angoissait de plus en plus.
Il remonta à Labiou alors que le soleil se couchait sur le Lubéron. La 4 L avait des ennuis de carburation, et il comptait sur son fils pour y remédier.
Le garçon avait écrit : Je suis parti, avec du bois brûlé, sur la porte de couleur claire. Il avait bien failli ne pas découvrir le message tout de suite.
À plusieurs reprises, il avait envisagé cette éventualité, s’était demandé quelle serait sa réaction intime. À ce moment-là, il avait presque craint d’éprouver du soulagement, mais rien de tel ne s’était produit. Il avait déchargé la Renault, était allé la ranger sous le hangar construit depuis peu.
La nuit était fortement avancée lorsqu’il avait découvert que, depuis son retour, assis sur la banquette en bois et en pierres, il fumait en regardant le plâtre frais du mur d’en face en cherchant les défauts de leur maladroite entreprise, s’hypnotisant presque sur la partie lissée par Daniel.
S’étant couché sans dîner, la faim l’avait réveillé à l’aube. Il avait dévoré avec une sorte de colère, puis était allé voir les lapins. La mère avait mis bas depuis peu, et il les surveillait avec une grande tendresse. Pas un instant il n’avait songé à partir définitivement. Il n’attendait même pas le retour de Daniel. Il avait simplement l’impression de se figer, de se solidifier comme les ruines, la nature qui l’environnait.
Son rythme de vie se détraqua d’un seul coup. Il dormait et mangeait un peu au hasard avec une grande voracité, travaillait à des tâches que, avec Daniel, ils avaient repoussées dans un futur improbable. Peinant jusqu’au vertige, il dégagea une maison en ruine pour atteindre une cour intérieure bordée de quatre arcades rustiques, une sorte de petit cloître où poussaient des poiriers.
Le matin du quatrième jour, il s’entendit appeler. Daniel venait à lui à travers la montagne. Les vêtements en loques, l’air famélique, il n’y avait pas d’autres termes.
— Je suis un lâche, dit-il, lorsqu’il fut à quelques mètres de son père.
— Je n’ai même pas bu le café, répondit Hervé. On va pouvoir déjeuner ensemble.
Il s’étonnait encore de cette réponse nullement affectée. Il avait simplement pensé que l’essentiel, pour le garçon, était de se nourrir, pour effacer cet état d’infériorité qui le rendait à la fois agressif et désespéré.
— Je suis un lâche, répéta plusieurs fois Daniel. J’ai réussi à aller jusqu’à Castellane en stop. Je me suis battu avec un type, un ouvrier agricole italien. Il m’a à moitié assommé. Je l’ai cherché pendant toute une journée pour le tuer.
Hervé faisait le café, posait du pain, de la charcuterie sur la table, du fromage, du miel et de la confiture. Assis sur le banc, Daniel cherchait désespérément son regard.
— Je voulais le tuer.
— Tu te fais tout un cinéma. Mange, d’abord.
— Je suis revenu parce que je croyais que tu serais parti. Mais si tu es resté, c’est que tu savais que je n’irais pas loin… Tu vois bien que je n’ai rien dans le ventre…