Verhœven, à 18 h 18, montait rapidement les escaliers, son portable toujours à l’oreille. Il continuait d’attendre qu’elle décroche lorsqu’il poussa la porte de l’appartement restée entrouverte. Curieusement, il entendit la sonnerie en écho. Aussi bête que cela semble, il garda le téléphone à l’oreille en entrant dans l’appartement puis en s’avançant jusqu’au salon. Il n’appela pas avec un « Irène ! Chérie ? », comme il le faisait parfois lorsqu’il rentrait et qu’elle se trouvait dans la cuisine ou dans la salle de bains. Il écoutait. Maintenant, la sonnerie avait basculé sur le message enregistré. Camille en écoutant, une nouvelle fois, ce message dont il connaissait chaque intonation, chaque syllabe, avança dans le salon. La valise d’Irène, la jolie petite valise qu’elle avait préparée pour sa sortie était là, ouverte et renversée sur le sol. Chemise de nuit, trousse de toilette, vêtements…
« Vous êtes bien sur le répondeur… »
La table du salon avait été renversée et tous les objets, livres, corbeille, revues, gisaient, comme morts, sur la moquette, s’étalant jusqu’aux rideaux verts dont l’un avait été arraché de la tringle.
« … d’Irène Verhœven. Vous m’appelez, et je ne suis pas là… »
L’appareil toujours collé à l’oreille, muré dans un vertige contenu, Camille s’avança jusqu’à la chambre où la table de nuit avait été renversée. Du sang faisait une longue trace sur la moquette le conduisant jusqu’à la salle de bains.
« … c’est à ces petits détails qu’on voit que le destin est une bêtise… »
Il y avait là, à ses pieds, une petite flaque de sang, très petite, juste au pied de la baignoire. Tout le contenu de la tablette, sous le miroir, semblait avoir été balayé et s’étalait, au sol et dans la baignoire.
« Laissez-moi un message et dès mon retour… »
Camille retraversa en courant la chambre, le salon, et s’arrêta au seuil du bureau où le téléphone portable d’Irène, jeté par terre, lui assurait, en écho :
« … dès mon retour, je vous rappelle ».
Sans même s’en rendre compte, Camille composa un numéro, arrêté là, au seuil de la pièce, les yeux rivés sur le sol, hypnotisé par le téléphone d’Irène, sa voix.
« A bientôt. »
Dans sa tête, il se répétait : « Rappelle-moi, mon amour… rappelle-moi, je t’en supplie… » lorsqu’il entendit la voix de Louis :
— Louis Mariani, j’écoute.
Alors Camille tomba brutalement sur les genoux.
— LOUIS ! hurla-t-il en pleurant. Louis, viens vite. Je t’en supplie…
Toute la Brigade arriva six minutes plus tard. Trois voitures, sirènes hurlantes, stoppèrent en bas de la rue, Maleval, Mehdi et Louis grimpèrent quatre à quatre en s’accrochant à la rampe, suivis, chacun à son rythme qu’il accélérait autant qu’il le pouvait, d’Armand et Élisabeth. Le Guen fermait la marche en soufflant, ahanant à chaque palier. Maleval donna un violent coup de pied dans la porte et se précipita dans l’appartement.
À l’instant même où ils entrèrent, à voir ainsi, devant eux, la valise d’Irène ouverte, abandonnée, le rideau arraché et Camille, assis sur le canapé, son téléphone portable toujours entre les mains, regardant autour de lui comme s’il voyait les lieux pour la première fois, tout le monde comprit ce qui se passait. Chacun se mit immédiatement en action. Louis, le premier à genoux près de Camille, lui retira des mains son téléphone avec l’attention lente et appliquée avec laquelle on retire un jouet à un enfant qui vient de s’endormir.
— Elle a disparu, articula Camille, au comble de la détresse.
Puis, désignant la salle de bains, avec un regard de stupeur :
— Il y a du sang, là-bas…
Les pas, dans l’appartement, martelaient le plancher. Maleval avait attrapé à la volée un torchon dans la cuisine et ouvrait toutes les portes, une à une, tandis qu’Élisabeth, téléphone en main, appelait l’Identité.
— Personne ne touche à rien ! hurla Louis à l’attention de Mehdi qui commençait d’ouvrir les placards sans protection.
— Tiens, prends ça, lui dit Maleval au passage, en lui tendant un autre torchon.
— J’ai besoin d’une équipe, d’urgence… dit Élisabeth.
Elle dicta l’adresse.
— Passez-moi ça, dit Le Guen, essoufflé, livide, en lui arrachant le téléphone. Le Guen, dit-il. Je veux une équipe de l’Identité dans dix minutes. Relevés, photos, la totale. Je veux aussi le 3e Groupe. Au complet. Dites à Morin de m’appeler immédiatement.
Puis, retirant avec difficulté son propre téléphone de sa poche intérieure, il composa un numéro, le regard tendu.
— Divisionnaire Le Guen. Passez-moi le juge Deschamps. Priorité absolue.
— Personne, lâcha Maleval en revenant près de Louis.
On entendit Le Guen hurler : « J’ai dit : "tout de suite", bordel de merde ! »
Armand s’était assis sur le canapé, près de Camille, les coudes plantés sur ses genoux écartés, les yeux au sol. Camille qui commençait à reprendre ses esprits, se leva lentement et tout le monde se tourna vers lui. Ce qui se passa dans le cœur de Camille, dans sa tête, lui-même ne le sut peut-être jamais. Il considéra un instant la pièce, regarda tour à tour chacun de ses collaborateurs et une sorte de machine se mit en route, faite d’expérience et de colère, de technique et de désarroi, mélange étrange qui peut donner aux meilleures âmes les plus mauvais réflexes mais qui, chez d’autres, réveille les sens, aiguise la vision, provoque une détermination en quelque sorte sauvage. C’est peut-être ce qu’on appelle la peur.
— Elle a quitté la clinique à 16 h 05, articula-t-il d’une voix si basse que le groupe se rapprocha insensiblement, tendant l’oreille. Elle est repassée ici, ajouta Camille en désignant la valise que chacun avait contournée avec vigilance. Élisabeth, tu fais l’immeuble, dit-il brusquement en prenant le torchon que Maleval tenait encore entre les mains.
Il alla jusqu’au secrétaire, fouilla un instant dans les papiers et en sortit une photographie récente d’Irène et lui-même, prise l’été précédent, pendant leurs vacances.
Il la tendit à Maleval :
— Dans mon bureau, l’imprimante fait scanner. Tu appuies seulement sur le bouton vert…
Maleval partit aussitôt vers le bureau.
— Mehdi, avec Maleval, vous faites la rue. Elle y est connue mais tu prends tout de même la photo. Irène est enceinte, il n’a pas pu l’embarquer sans qu’on voie quelque chose. Surtout si elle est… blessée, je ne sais pas. Armand, tu prends le double de la photo, tu retournes à la clinique, le secrétariat, tous les étages. Dès que les collègues arrivent, je vous envoie des renforts à tous. Louis, tu retournes au bureau, tu coordonnes les équipes et tu tiens Cob au courant, qu’il garde toujours une ligne libre. On va avoir besoin de lui.
Maleval revint. Il avait fait deux copies et rendit l’original à Camille qui le fourra dans sa poche. Dans la seconde même, tout le monde était parti. On perçut les bruits des pas dévalant l’escalier.
— Ça va ? demanda Le Guen en s’approchant de Camille.
— Ça ira quand on l’aura retrouvée, Jean.
Le portable de Le Guen sonna.
— Tu as combien de gars ? demanda-t-il à son interlocuteur. Je les veux tous. Oui, tous. Et tout de suite. Toi avec. Chez Camille… Oui, plutôt… Je t’attends, magne-toi le train.