Il fit raconter la scène. Deux fois. Elle tenait d’ailleurs en peu de mots et confirmait ce que Camille avait pressenti quelques minutes plus tôt, en effectuant ses propres observations. Vers 16 h 35, une voiture de couleur sombre s’était arrêtée à la hauteur de l’immeuble. Un homme, plutôt grand, que la commerçante n’avait vu que de dos, en était descendu, avait repoussé légèrement une barrière afin de se garer sans gêner la circulation. Lorsqu’elle avait jeté un nouveau regard dans la rue, la portière arrière droite de la voiture était grande ouverte. Une femme venait d’y prendre place dont elle ne vit que les jambes à l’instant où l’homme l’aidait à monter avant de claquer la portière. Elle avait été distraite un moment. Lorsqu’elle avait de nouveau regardé la rue, la voiture avait disparu.
— Madame Antanopoulos, dit Camille en désignant Élisabeth, je vais vous demander d’accompagner ma collègue. Nous allons avoir besoin de votre aide. Et de votre mémoire.
La commerçante, qui pensait avoir raconté tout ce dont elle se souvenait, ouvrit des yeux ronds. Cette fin de journée allait lui donner de la conversation pour le reste du semestre.
— Tu continues toute la rue, surtout les rez-de-chaussée à proximité. Tu me retrouves aussi les ouvriers en haut de la rue. Ils s’arrêtent de bonne heure. Il faut contacter l’entreprise. Tu me tiens informé.
Vidée de ses agents, tous en mission, la salle de travail semblait en suspension. Cob, derrière son écran, continuait ses investigations, naviguant du plan de circulation de Paris à la liste des entreprises du bâtiment et à la liste nominative des personnels d’entretien de la clinique Montambert pour alimenter les équipes de recherche.
Louis, en compagnie d’un jeune agent que Camille ne connaissait pas, avait déjà entièrement réorganisé la salle, les tableaux de liège, tableaux papiers, dossiers. Il disposait maintenant d’une immense table sur laquelle il avait reclassé tous les dossiers en cours et passait le tiers de son temps au téléphone pour transmettre les informations à tout le monde. Il avait aussi appelé le Dr Crest dès son arrivée au QG pour lui demander de venir les rejoindre dès que possible. Sans doute avait-il une arrière-pensée et se préoccupait-il également de l’aide dont Camille allait avoir besoin dans les prochaines heures.
Crest se leva dès l’arrivée de Camille et lui serra la main avec une grande douceur. Camille vit dans son regard comme dans un miroir. Dans le visage attentif et calme du Dr Crest, il vit le sien, dans lequel l’angoisse avait commencé à creuser de larges sillons, cernant ses yeux, donnant à toute sa personne une allure raide et tendue.
— Je suis désolé… dit Crest d’une voix paisible.
Camille entendit d’autres mots, inutiles à exprimer.
Crest reprit sa position, à l’extrémité de la table, espace que Louis lui avait aménagé et où il avait étalé les trois lettres du Romancier. Sur ses copies, en marge, Crest avait pris des notes, dessiné des flèches, effectué des renvois.
Camille s’aperçut que Cob avait élargi son matériel d’intervention à un casque téléphonique qui lui permettait de parler avec les agents qui l’appelaient tout en continuant à taper sur ses claviers. Louis s’approcha pour proposer un premier point. Devant le visage sévère de Camille, il se contenta d’un :
— Rien pour le moment… dit-il en accompagnant ces mots d’un geste vers sa mèche qu’il arrêta curieusement en cours de route. Élisabeth est en salle d’interrogatoire avec la commerçante. Elle ne se souvient que de ce qu’elle vous a dit tout à l’heure, rien ne semble remonter. Un homme, environ 1,80 m, costume sombre. Elle ne se souvient pas du modèle de la voiture. Il s’est déroulé moins d’un quart d’heure entre le moment où elle l’a vu se garer et celui où il est reparti.
Pensant à la salle d’interrogatoire, Camille dit :
— Lesage ?
— Le divisionnaire s’est entretenu avec le juge Deschamps, j’ai reçu l’ordre de le libérer. Il est reparti il y a vingt minutes.
Camille regarda l’heure. 20 h 20.
Cob édita un rapide listing résumant le travail des équipes en place.
À la clinique Montambert, Armand n’avait rien obtenu. À l’évidence, Irène était sortie seule et libre. Par acquit de conscience, Armand avait pris les coordonnées de deux infirmières et deux personnels d’entretien qui étaient en poste à cette heure-là mais qu’il n’avait pu interroger parce qu’ils n’étaient plus de service. Quatre équipes étaient parties les interroger directement à leur domicile. Deux avaient déjà appelé et confirmé que personne, pour l’heure, ne se souvenait d’une quelconque étrangeté. La visite de la rue n’avait pas donné de meilleurs résultats. Hormis Mme Antanopoulos, personne n’avait rien remarqué. L’homme avait agi calmement, avec sang-froid. Cob avait trouvé les coordonnées de plusieurs ouvriers appartenant à l’entreprise qui travaillait dans la rue. Trois équipes s’étaient rendues à leur domicile pour les interroger. Les résultats n’étaient toujours pas remontés.
Juste avant 21 heures, Bergeret arriva en personne pour apporter les premiers résultats. L’homme n’avait pas utilisé de gants. Hormis les innombrables empreintes d’Irène et de Camille, on rencontrait plusieurs fois celles d’un inconnu.
— Pas de gants, rien, il n’a pris aucune précaution. Il s’en fout. C’est pas bon signe…
Bergeret se rendit compte instantanément qu’il venait de prononcer une expression malheureuse.
— Désolé, articula-t-il, troublé.
— T’en fais pas, dit Camille en lui tapant sur l’épaule.
— On a tout de suite vérifié au fichier, reprit Bergeret avec difficulté. Ce type n’est pas connu chez nous.
La scène n’avait pas pu être reconstituée dans tous ses détails mais plusieurs choses étaient certaines. La récente leçon de sa maladresse contraignit Bergeret à peser chaque mot, et parfois même chaque phonème :
— Il a sans doute sonné à la porte et… ta f… Irène, est sans doute allée lui ouvrir. Elle avait dû déposer sa valise dans le vestibule et on pense que c’est un coup… un coup de pied… qui…
— Écoute, mon vieux, le coupa Camille, comme ça on ne va pas s’en sortir. Ni toi ni moi. Alors, on dit « Irène » et pour le reste on dit les mots, tels qu’ils sont. Un coup de pied… Où ?
Bergeret, soulagé, reprit son papier et ne releva plus le regard, concentré sur ses notes.
— Il a dû frapper Irène dès qu’elle a ouvert la porte.
Camille eut un haut-le-cœur et posa précipitamment sa main sur sa bouche en fermant les yeux.
— Je pense que M. Bergeret, dit alors le Dr Crest, devrait d’abord donner ces éléments à M. Mariani. Dans un premier temps…
Camille n’écoutait pas. Il avait fermé les yeux, il les rouvrit, laissa sa main redescendre et se leva. Il s’avança, sous le regard des autres, jusqu’à la fontaine d’eau et but, coup sur coup, deux verres d’eau glacée, puis revint s’asseoir près de Bergeret.
— Il sonne. Irène ouvre. D’emblée, il la frappe. On le sait comment ?
Bergeret chercha d’un regard perdu l’assentiment de Crest et, devant le geste d’encouragement du docteur, il reprit :
— On a retrouvé une trace de salive biliaire. Elle a dû avoir une nausée et se plier en deux.
— On ne peut pas savoir où il l’a frappée ?
— Non, ça on ne peut pas.
— Ensuite ?
— Elle a dû courir dans l’appartement, sans doute d’abord jusqu’à la fenêtre. C’est elle qui s’est accrochée aux rideaux et en a arraché un. Dans sa course, l’homme a dû percuter la valise qui s’est ouverte. Il ne semble pas qu’ils y aient retouché ni l’un ni l’autre avant de quitter l’appartement. Ensuite, Irène a couru vers la salle de bains, c’est sans doute à cet endroit qu’il l’a rattrapée.