Un trou dans les questions, la bonne occasion pour s’engouffrer :
— On ne dira pas grand-chose maintenant mais honnêtement rien de très exceptionnel. Nous n’avons pas beaucoup d’éléments, voilà tout. On devrait faire le point demain soir. D’ici là, il vaudrait mieux laisser les gars du labo travailler…
— Et qu’est-ce qu’on dit ? demanda un jeune gars blond au regard d’alcoolique.
— On dit : deux femmes, on ne sait pas encore qui. On dit : tuées, il y a un jour ou deux, on ne sait pas par qui et on ne sait pas encore ni comment ni pourquoi.
— C’est mince !
— C’est ce que j’essaie de vous expliquer.
On pouvait difficilement en dire moins. Il y eut un instant de perplexité dans les rangs.
Et arriva, à cet instant précis, ce que Camille désirait le moins. La camionnette de l’Identité avait reculé mais n’avait pu s’approcher suffisamment de l’entrée du loft à cause d’une jardinière en béton plantée là pour une raison très mystérieuse. Le chauffeur était alors descendu pour ouvrir largement les deux portes arrière et, dans la seconde qui suivit, deux autres types de l’Identité étaient sortis l’un derrière l’autre. L’attention, jusqu’alors distraite des reporters, céda soudain à un intérêt passionné lorsque la porte du loft laissa clairement apparaître un mur du salon couvert d’une immense gerbe de sang, jeté à la diable comme sur une toile de Pollock. Comme si cette vision avait encore besoin d’une confirmation, les deux types de l’Identité commencèrent à charger consciencieusement dans la camionnette des sacs plastique soigneusement fermés avec les étiquettes de l’Institut médico-légal.
Or, les journalistes sont un peu comme des employés de pompes funèbres, ils vous estiment la longueur d’un corps au premier coup d’œil. Et en voyant sortir les sacs, tout le monde devina que tout ça était en morceaux.
— Merde ! lâcha le chœur des reporters.
Le temps pour le cordon de sécurité d’élargir le périmètre de sécurité, les photographes avaient mitraillé la première sortie. La petite meute se scinda spontanément en deux comme une cellule de cancer, les uns mitraillant la camionnette en hurlant : « Par ici ! » pour attirer le regard des macabres déménageurs et leur faire marquer un temps d’arrêt, les autres empoignant leurs téléphones portables pour appeler du renfort.
— Et merde ! confirma Camille.
Un vrai travail d’amateur. À son tour, il sortit son portable et passa les inévitables coups de fil qui signaient son entrée dans l’œil du cyclone.
L’Identité avait bien travaillé. Deux fenêtres avaient été entrouvertes pour faire un courant d’air et les odeurs du matin s’étaient suffisamment dissipées pour que les mouchoirs et les gazes de chirurgie ne soient plus nécessaires.
Les lieux d’un crime sont parfois plus angoissants à ce stade qu’en présence des cadavres parce qu’il semble que la mort a frappé une seconde fois en les faisant disparaître.
Ici, c’était pire encore. N’étaient restés sur place que les laborantins, avec leurs appareils photo, leurs mètres électroniques, leurs pinces à épiler, flacons, sachets plastique, produits révélateurs et c’était maintenant comme s’il n’y avait jamais eu de corps ou que la mort leur avait refusé l’ultime dignité de s’incarner en quelque chose d’autrefois vivant. Les déménageurs avaient ramassé et emporté les bouts de doigts, les têtes, les ventres ouverts. Ne restaient que les traces de sang et de merde et, débarrassé de l’horreur nue, l’appartement prenait maintenant une tout autre allure. Et même, aux yeux de Camille, une allure sacrément bizarre. Louis regarda son patron avec prudence, lui trouvant un drôle d’air, comme s’il cherchait une solution de mots croisés, un grand pli sur le front, les sourcils tendus.
Louis avança dans la pièce, marcha jusqu’à la console TV et le bloc téléphone, Camille fit un tour dans la chambre. Ils déambulaient dans l’espace comme deux visiteurs dans un musée, curieux de découvrir ici ou là un nouveau détail passé jusqu’ici inaperçu. Un peu plus tard, ils se croisèrent dans la salle de bains, toujours pensifs. Louis alla inspecter la chambre à son tour, Camille regardait par la fenêtre pendant que les techniciens de l’Identité débranchaient les projecteurs, roulaient les plastiques et les câbles, fermaient une à une les mallettes et les caisses. A mesure qu’il déambulait dans le décor, Louis, l’esprit aiguisé par l’air préoccupé de Camille, faisait fonctionner ses neurones. Et peu à peu, il commença à arborer lui aussi un air plus sérieux encore que d’habitude, comme s’il effectuait mentalement une opération à huit chiffres.
Il retrouva Camille dans le salon. Au sol, était ouverte la valise trouvée dans la penderie (cuir beige, haute qualité, capitonnée à l’intérieur avec des coins métalliques comme les fly-cases), que les techniciens n’avaient pas encore embarquée. Elle contenait un costume, un chausse-pied, un rasoir électrique, un porte-billets, une montre de sport et une photocopieuse de poche.
Un technicien, qui avait dû sortir quelques instants, revint en annonçant à Camille :
— Dure journée, Camille, la télé vient d’arriver…
Puis, suivant des yeux les larges traces de sang qui sillonnaient la pièce, il ajouta :
— Avec ça, tu vas avoir le 20 heures pendant quelque temps.
— Une belle préméditation, dit Louis.
— À mon sens, c’est plus compliqué que ça. Et pour tout dire, ça ne colle pas.
— Ça ne colle pas ?
— Non, dit Camille. Tout ce qui se trouve ici est quasiment neuf. Canapé, lit, tapisserie, tout. J’imagine mal qu’on fasse de telles dépenses dans le seul but de tourner un film porno. On prend du mobilier d’occasion. Ou on loue un appartement meublé. D’ailleurs, généralement on ne loue pas. On utilise ce qu’on trouve de gratuit.
— Un snuff movie ? demanda Louis.
Le jeune homme désignait l’un de ces films pornographiques dans lesquels, à la fin, on tue réellement. Les femmes, bien sûr.
— J’y ai pensé, dit Camille. Oui, possible…
Mais tous deux savaient que la vague de ces productions était maintenant passée. Et l’arrangement savant et coûteux qu’ils avaient sous les yeux correspondait mal à cette hypothèse.
Camille continua de déambuler en silence dans la pièce.
— L’empreinte de doigt, là, sur le mur, est trop appliquée pour être involontaire, reprit-il.
— On ne peut rien voir de l’extérieur, renchérit Louis. La porte était fermée, ainsi que les fenêtres. Le crime n’a été découvert par personne. En toute logique, c’est un des meurtriers qui nous a prévenus. C’est à la fois prémédité et revendiqué. Mais j’imagine mal un homme seul faire un pareil carnage…
— Ça, on verra. Non, moi, dit Camille, ce qui m’intrigue le plus, c’est de savoir pourquoi il y a un message sur le répondeur.
Louis le fixa un moment, surpris de perdre le fil aussi vite.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Ce qui me chagrine, c’est qu’il y ait tout ce qu’il faut, téléphone, répondeur sauf l’essentiel : il n’y a pas de ligne…
— Quoi ?
Louis se leva d’un bond, tira le fil du téléphone puis le meuble. Seulement la prise électrique, le téléphone n’était relié à rien.
— La préméditation n’est pas masquée. Rien n’a été fait pour la dissimuler. Au contraire, on dirait que tout est mis là en évidence… Ça fait beaucoup.
Camille fit de nouveau quelques pas dans la pièce, les mains dans les poches et se planta à nouveau devant la cartographie du génome.