Mon argutie le laisse sans réaction. Ce mec-là, c'est l'impassibilité faite homme.
La gonzesse me contemple sans déplaisir. J'ai eu moult occasions de réaliser l'impact du charme santonien sur les gerces.
— Beau parleur ! note le déplaisant collaborateur de David Grey.
— Cette exquise est-elle de votre famille ? demandé-je.
Il ne répond pas, mais la fille secoue la tête négativement. On pourrait conciliabuler de concert si nous nous trouvions en tête à tête. Tu paries ? Et voilà que mon sens divinatoire entre en action, spontanément, sans que je le sollicite.
— Ne seriez-vous pas Elnora Stuppen ? interrogé-je.
Pourquoi brutalement cette question ? Sans que mon esprit, je le jure, n'ait eu à la pêcher dans ma tambouillasse de pensées.
Elle est interloquée.
— Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
— En ce jour où les morts renaissent, dis-je, toutes les hypothèses sont envisageables.
— Je vous trouve étrange.
— Vous n'êtes pas la première à le remarquer.
Je ne déteste pas le petit air soucieux qui mobilise ses traits charmants.
— Une passagère du Princess Butock a été précipitée à la mer et vous avez pris sa place, n'est-ce pas ?
— Quelque chose dans ce genre, admet-elle.
— Vous devez être experte, question déguisement ; qui était-ce, une femme ou un homme ?
— C'est important ?
— Simple curiosité de ma part, veuillez me la pardonner. D'après certains renseignements, vous étiez la partenaire de l'infortunée Pamela ?
— Quelle sotte idée !
Elle coule un regard prompt sur Hamouel qui n'apprécie guère nos papotages.
— Les gens voient le mal partout, éludé-je. Pourtant, je vous préférerais en ménage avec une fille plutôt qu'avec cet individu (je désigne le secrétaire).
Piqué au vif, comme on disait jadis, le Mal-luné se dresse et me flanque un coup d'avant-bras au travers de la physionomie. Je n'espérais que cela, magine-toi !
Illico je titube et tombe à la renverse, en demeurant inanimé, semblable aux objets qui captivent notre âme et la force d'aimer.
Je sens un moment d'embarras non gastrique dans la pièce. Mes « hôtes » sont déconcertés par l'incident. Le dabe à morpho de fakir fait entendre un petit chuintement d'impatience.
Il lance aux deux sbires :
— Voyez ce qu'il a !
Dans dix secondes ou l'année prochaine, selon ta faculté de compréhension, tu auras pigé l'astuce. Elle résulte de la manière dont les péones du vieux sont armés. N'ayant pas à planquer leurs feux, ils le portent fiché dans la ceinture, à la corsaire d'opérette.
Or donc, ces hommes de main se penchent sur moi pour s'occuper de ma carcasse défaillante. Ce qui suit relève de la comédie ricaine à technique élaborée.
Au moment où ils se baissent, Grippeminaud le bon apôtre, jetant des deux côtés la griffe en même temps, met les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre !
Je t'explique.
Avec célérité, je virgule les mains en direction de leurs armes que j'empalme, puis exécute un prompt rétablissement.
Le mieux équipé en matière de réflexes me saute dessus. Cette manœuvre reste à l'état de projet car je lui file une valdoche en plein pylore, à moins qu'il ne s'agisse du duodénum (que le papa d'Apollon Jules appelle « le duo des nonnes »). Le mec s'écroule avec le bruit du chêne qu'on abat dans la propriété d'André Malraux.
Je mets à profit l'hébétude de son acolyte pour l'estourbir d'un coup de crosse cérémonieux, et me retrouve face au trio.
Ma satisfaction peut s'épanouir sans retenue, car ces personnages qui, moi vivant, ne seront jamais en quête d'auteur, sont sidérés par ma prestation.
— A la mode française ! leur dis-je. Mais j'en connais d'autres, vous allez voir.
27
Après avoir convenablement analysé les moments cruciaux de ma folle existence, j'ai acquis la certitude que la seule façon de sortir d'un mauvais pas c'était de prendre l'initiative sans passer par les demi-mesures. Le côté « Tirez les premiers, messieurs les Anglais » affirme davantage la connerie que le panache. Lorsque t'emplâtres un antagoniste, au lieu de passer par les chevaleresques « coups de semonce », tu fais un grand pas vers la victoire.
Mon provisoire prestige vient de ce que je n'ai pas hésité à plomber l'adversaire et à fêler la coquille de son pote.
A présent, je me tiens à la pointe d'un éventail formé par les trois « plaisanciers », un flingue dans chaque main.
— De grâce, leur dis-je, ne me contraignez pas à l'hécatombe, ce serait stupide.
Ils comprennent parfaitement que je ne joue pas à chatte perchée. Une gravité tendue pèse sur cet instant exceptionnel.
Je réfléchis à la vitesse de la lumière. Considère, suppute. La couillerie c'est que les deux valeureux sont bouclarès au-dessous de nous. Pour l'heure, grâce à mes pétoires, je contrôle la situation ; par contre, je ne puis envisager aucun déplacement à bord. Somme toute, nous nous tenons par la barbichette !
Le mec sec pige mon incertitude car un léger sourire naît sur ses lèvres minces.
— Dilemme ? murmure-t-il.
Je m'abstiens de fanfaronner, trop concentré sur le coin de mon œil, lequel discerne un imperceptible mouvement de Los Hamouel. Surveiller, sans en donner l'impression, est un exercice subtil. Je sais pertinemment que ce crapuleux individu essaie de s'emparer d'une arme. Elle n'est pas sur lui car il se livre à un astucieux déplacement des talons. Vas-y, mon lapin ! Si tu crois feinter l'Antonio, c'est que t'as rien compris au bonhomme !
La tension devient extrême, à croire que le temps se solidifie. Le grand parcheminé voyant la manœuvre s'efforce de mobiliser mon attention en prodiguant des mimiques et des soupirs.
La môme Elnora aussi a capté le manège, y met de sa personne en croisant très haut les jambes jusqu'à me montrer une lèvre de sa chattoune couleur framboise bien mûre.
Maintenant, j'ai pigé l'intention du ci-devant secrétaire : saisir l'une des deux sagaies croisées au-dessous d'un masque nègre.
Pauvre pomme ! Il a vu ça dans une série télévisée américaine dont le décor unique assume les cent quarante épisodes et où les acteurs sont constamment en gros plan pour éviter les mouvements de caméra et les changements d'éclairages !
— Alors ? me fait le Don Quijote de la Manche (à air), comment sortir de ce cul-de-sac ?
Il jacte fort, contrairement à son habitude, parce que c'est l'instant où Hamouel se saisit de l'arme et la décroche.
Impavide, je décris un bout de pivotement et tire sur sa main tenant la lance africaine.
Trop précipité ! Je rate ma cible. L'autre con se rue sur moi, en émettant une clameur de Comanche. J'essaie de volter, insuffisamment puisque la lame rouillée me cueille au flanc droit ! Tu parles d'un coup de lardoire, Édouard ! Plus à gnagnater : je défouraille. Deux prunes : l'une sous la pommette gauche, l'autre dans le tarbouif.
Mon adversaire reste brièvement debout avant de déposer son bilan sur le parquet.
La fille Stuppen pousse un cri, assez mélodieux dans son genre.
A présent, je braque le yachtman.
— Je continue ou on signe un armistice ? dis-je.
— Qu'entendez-vous par là ? demande l'étrange bonhomme.