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Ce ne fut pas tout: pour le gourmander davantage, elle feignît d'en être jalouse; mais la feinte dura peu, parce qu'elle le devint tout de bon. Rodéric était assez solitaire; il sortait peu, méprisant les divertissements vulgaires, auxquels il préférait l'étude et la lecture; il était officieux, et, s'intriguant dans les affaires de ses amis, il accommodait leurs différends et leur donnait de bons conseils pour finir leurs procès. On pouvait dire de lui, sans mentir, que c'était un bon diable.

Cette conduite attirait chez lui force gens de toutes qualités et de tout sexe; il y venait des veuves, il y venait des religieux, il y venait des gens d'affaires. Honorie était incessamment aux écoutes, voulant savoir tout ce qui se passait; elle avait même fait percer la porte du cabinet de Rodéric, afin de voir ceux ou celles qui conversaient avec lui; mais le trou en était presque imperceptible; il n'était su que d'elle. Par cet endroit elle pouvait entrevoir ce qui se passait, ou entendre quelque chose des conversations, qu'elle tournait toujours en mauvaise part, quelque innocentes qu'elles fussent; et, non contente de cette impertinente curiosité, qu'on ne saurait trop condamner en une femme, elle avait l'impudence de déclarer à son mari qu'elle avait vu et ouï tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait dit, et de lui faire là-dessus son procès sans miséricorde, sans vouloir écouter ses raisons; et plus le bonhomme s'efforçait de se justifier, plus elle le déclarait coupable, abusant ainsi de sa bonne foi et de sa patience.

Comme il est difficile qu'en écoutant de la sorte on puisse bien entendre tout ce qui se dit et connaître l'intention de ceux qui parlent, Honorie en soupçonnait plus qu'elle n'en comprenait; et comme son mauvais naturel la portait à de malicieuses explications, elle crut tout de bon que son mari manquait à la foi conjugale, ce qu'elle crut encore avoir reconnu à d'autres marques; mais ne sachant à qui appliquer ses soupçons, elle mit toute son étude à découvrir les intrigues maritales, et n'y épargna ni soin ni dépense. Pour cet effet elle tâcha de gagner tous les domestiques pour observer Rodéric, et disposa même un de ses frères pour l'accompagner partout, sous prétexte de lui faire honneur, afin qu'il ne pût faire un pas ni un mouvement dont elle ne fût informée.

Le frère ni les domestiques ne purent jamais rien découvrir de ce qu'elle souhaitait; la conduite de Rodéric était sage, et il se comporta toujours si honnêtement en leur présence, qu'ils ne purent se dispenser d'en faire de louables rapports. Les démons sont chastes naturellement, et celui-ci, quoique soumis aux passions humaines, n'eut jamais de faible du côté de l'amour que pour sa femme. Honorie ne fut pas satisfaite du rapport de son frère, ni de celui des domestiques; elle crut qu'ils étaient négligents ou gagnés par son mari: cela fut cause qu'elle rompit avec ce frère, et qu'elle chassa tous les domestiques, en la présence même de Rodéric, qui n'eut jamais la force de révoquer ce bannissement, quoique injuste, et que, parmi les domestiques, il s'en trouvât de bons et de fidèles, tant il craignait d'irriter cette femme, qui le bravait impunément. Les démons mêmes qu'il avait amenés avec lui pour le servir en forme humaine, comme domestiques affidés, furent si mal traités et si longtemps, qu'ils quittèrent comme les autres, et aimèrent mieux retourner en enfer que de demeurer avec elle. Le changement de domestiques donna lieu à d'autres ombrages et à d'autres querelles, si l'on peut appeler ainsi une persécution où la femme insultait incessamment, et le mari souffrait tout sans rien dire. Elle voulut gagner à elle le monde nouveau qu'elle avait fait; la première leçon qu'elle leur donnait était d'être toujours de son parti contre son mari, de ne rien faire de ce qu'il commanderait sans qu'elle l'eut examiné et permis, et de prendre garde à ses déportements, dont elle voulait être informée sur-le-champ, à peine d'être chassés. C'était autant d'espions qu'elle voulait avoir auprès de ce pauvre mari, dont elle disait tout le mal qu'elle pouvait, se plaignant toujours et n'étant contente d'aucune démarche qu'il pût faire.

Les domestiques, prévenus contre Rodéric, employaient les premiers jours à observer sa conduite, en laquelle ne voyant rien que d'honnête et de raisonnable, les plus sages n'en faisaient aucun rapport à Honorie qui ne fût à sa louange; cela ne lui plaisait pas, et lui donnait lieu de les quereller premièrement, et quelquefois de les battre de ses propres mains, et ensuite de les chasser honteusement et avec scandale, les accusant ouvertement, quoique faussement, ou de larcin ou de débauche, et en secret d'être du parti de son mari, qui les avait gagnés, ce qu'elle appelait être du mauvais parti et du plus faible.

Les serviteurs ou servantes qui valaient le moins étaient caressés pourvu qu'ils applaudissent à la dame et qu'ils entrassent dans ses sentiments, méprisant Rodéric, et disant du mal de lui; elle les y forçait même souvent, et d'avouer des choses qu'ils ne savaient pas, comme s'ils les eussent vues, à peine d'être chassés comme les premiers; et l'artificieuse femme, qui voulait justifier ses violences et son orgueil auprès de ses parents et de ses amis, appelait en témoignage devant eux ces serviteurs corrompus, qui blâmaient la conduite de Rodéric et donnaient gain de cause à sa femme. Ces gens ne manquaient pas de se prévaloir des folies de la femme et de la patience du mari; ils volaient impunément l'un et l'autre, et dissipaient leur bien avec fureur. Honorie, s'en apercevant enfin, était contrainte de changer encore de domestiques, et cela arriva si souvent, qu'en une seule année elle eut plus de cinquante femmes de chambre différentes, les unes après les autres, dont les plus vertueuses méritaient le fouet par les mains du bourreau.

Honorie n'en demeura pas là: elle voulut jouer et recevoir des joueurs chez elle; il en vint beaucoup de tout sexe, de tout âge et de toutes qualités; le bon accueil qu'elle leur fit, et son peu d'adresse au jeu, les attira. Elle perdait presque toujours, et souvent de grosses sommes; à cela elle joignait de fréquents cadeaux et des repas magnifiques, ce qui consuma beaucoup au pauvre Rodéric, car ses revenus n'y suffisaient pas. Sa patience fut encore la même sur ce chapitre; il n'en osait rien témoigner, et s'il lui échappait d'en toucher quelque chose dans leur conversation particulière, c'était une querelle aussi forte que sur le chapitre de la jalousie. «Quoi! disait Honorie, blâmer mon jeu, qui m'attire tant d'honnêtes gens, et où je gagne beaucoup! Veut-il donc me traiter en petite bourgeoise et me renfermer dans une chambre noire? Ce divertissement innocent, dont je ne me soucie, ne l'admettant que par complaisance, empêche-t-il que je ne veille sur ma famille et sur les affaires domestiques? Trouvera-t-on une maison à Florence mieux réglée que la nôtre, et où toutes choses soient mieux en ordre, et le tout par mes soins? Aimerait-il mieux que je fisse l'amour comme telle et telle (notamment plusieurs dames de sa ville, plus honnêtes qu'elle, et dont néanmoins elle déchirait impitoyablement la réputation)?» C'est l'humeur des joueuses, lesquelles, pour élever leur conduite sur celle des femmes qui sont assez sages pour n'aimer pas le jeu, les accusent de galanterie, leur maxime étant qu'une femme doit jouer ou faire l'amour. Mais celles qui étaient les plus maltraitées par Honorie étaient les amies de Rodéric: car la jalousie, se joignant à l'inclination maligne de médire, ajoutait à leur égard tout ce que la fureur lui pouvait inspirer. Elle n'épargnait pas même ses proches parentes qui croyaient devoir quelque affection et de la confiance à Rodéric, à cause de l'alliance; c'était contre celles-là qu'elle se déchaînait davantage. Un jour qu'étant à table avec son mari, elle avait entamé cette matière avec tant de véhémence, et qu'elle parlait contre une de ses parentes comme une dissolue et qui n'avait nulle pudeur, avec des circonstances, lesquelles, bien que fausses et inventées, ne laissaient pas de faire horreur: «Mais, Madame, lui dit son mari, peut-on penser ce que vous dites de son prochain, sans en avoir aucune preuve? Est-ce par votre expérience que vous jugez si mal de la vertu de votre sexe? On ne devrait soupçonner autrui que des faiblesses dont on est capable: pensez-vous que Dieu vous ait favorisée d'un privilège spécial? Et quand vous voulez qu'on le croie prodigue de chasteté envers vous, est-il à présumer qu'il en soit avare envers les autres femmes?» Honorie, révoquant à injure ce qu'on venait de lui dire, s'échappa contre son mari d'une force à perdre toute considération; elle lui dit qu'il soutenait toujours le mauvais parti; que c'était une preuve qu'il aimait la débauche, et qu'il avait de mauvaises habitudes avec celle dont elle avait parlé; qu'elle les ferait repentir tous deux; qu'elle publierait partout leur commerce. Et Rodéric, ne pouvant plus souffrir que l'innocence de cette dame fût plus longtemps outragée, la pria de se taire, et d'un ton ferme ajouta que la vertu de la dame était sans reproche; qu'il n'endurerait pas qu'elle fût ainsi maltraitée par le poison de la médisance; qu'elle valait plus qu'Honorie, laquelle il croyait elle-même si faible, que, si sa vertu n'était à l'abri de son peu de mérite, son honneur serait de longtemps plus ébranlé que de raison; qu'elle était un tyran sans miséricorde, qui exigeait un tribut de patience des gens qui lui en devaient le moins. Il n'en fallait pas tant pour porter la fureur de cette femme jusqu'au dernier excès: elle leva la main contre son mari, qui évita le coup; mais elle lui jeta certain meuble par la tête qui l'atteignit un peu. Il ne put endurer cette dernière insulte sans repousser l'injure, et il allait se venger, peut-être assez rudement, lorsqu'un voisin, qui vivait familièrement avec eux, survint inopinément. Rodéric s'arrêta à sa vue, et fit même signe à Honorie de se taire; mais c'était le moyen de la faire crier davantage. Elle déclama de nouveau contre son mari; elle l'accusa de l'avoir battue; elle inventa mille faussetés pour le décrier, et enfin elle ne se tut qu'à faute d'haleine, qui lui manqua plutôt que sa rage, et qui la fit retirer.