Dans cette extrémité, Jean Mathieu, se voyant déchu de tout espoir de ce côté, voulut tenter fortune d'une autre part; et, s'étant retiré, il fit voir assez de fermeté, et dit au roi, après avoir fait retirer la princesse: «Sire, je vous ai déjà fait entendre qu'il y a certains esprits si malins et si opiniâtres qu'on ne peut prendre aucunes mesures certaines avec eux; celui-ci est de cette espèce; mais je veux faire une dernière épreuve, de laquelle Votre Majesté et moi en aurons du plaisir; et si elle manque, je suis en votre disposition, et j'espère que vous aurez pitié de mon innocence. Je supplie donc Votre Majesté d'ordonner que l'on fasse devant l'église de Notre-Dame un grand enclos, fermé de barrières, qui puisse contenir toute votre cour et tout le clergé de cette ville. Vous ferez garnir tout cet enclos de riches tapis d'or et de soie, et d'autres ornements les plus beaux; on élèvera au milieu un autel, sur lequel je prétends qu'on célèbre une messe dimanche au matin, à laquelle Votre Majesté et tous les princes et seigneurs de la cour assisteront dévotement, et viendront en ce lieu avec une pompe royale; la princesse y sera pareillement amenée lors du sacrifice, et vous ferez, s'il vous plaît, tenir à l'un des bouts de la place, hors de l'enceinte, vingt ou trente personnes avec des trompettes, tambours ou autres instruments de guerre et de musique faisant grand bruit, tous lesquels, aussitôt que je leur en donnerai le signal, qui sera de lever mon chapeau, joueront de leurs instruments et s'avanceront à petit pas, en jouant, vers l'enclos où sera Votre Majesté, et je crois que cette musique avec quelques autres secrets que j'y ajouterai feront sortir cet esprit résistant.
Le roi donna incontinent ses ordres que tout fût prêt comme Jean Mathieu l'avait dit; et le dimanche étant venu, l'enceinte fut remplie de toute la cour et du clergé, et les rues aboutissantes à la place furent remplies de peuple; la messe fut célébrée avec solennité, et la démoniaque amenée dans les barrières par deux évêques et suivie de plusieurs seigneurs.
Quand Rodéric vit tant de peuple assemblé, et un si bel appareil, il en fut surpris, et dit en soi-même: «Quelle est la pensée de ce faquin? Croît-il m'éblouir par cette faible pompe, moi qui suis accoutumé à voir celle du ciel, aussi bien que les fureurs de l'enfer? Il me la payera; je le châtierai assurément de son audace.» Alors Jean Mathieu s'approcha de lui et le conjura encore de vouloir sortir; mais le démon, irrité: «Est-ce là, lui dit-il, tout ce que tu sais faire? Et ce bel appareil est-il pour me tenter, ou pour éviter ma puissance et la colère du roi? Ce sera plutôt pour te voir pendre avec plus d'ornement et en meilleure compagnie, malheureux, coquin! infâme affronteur!» Et comme il continuait à l'outrager de paroles en présence de tout le monde, Jean Mathieu crut qu'il n'avait plus de temps à perdre, et, ayant donné le signal avec son chapeau, toutes les trompettes, les clairons, fifres et tambours, hautbois et autres instruments ordonnés pour jouer commencèrent à faire un bruit si grand qu'il fut facilement entendu de tous ceux qui étaient dans l'enceinte; et comme les instruments en approchaient toujours et que le bruit en augmentait, Rodéric, qui ne s'y attendait point, en fut étonné, et, la curiosité le pressant, il demanda à Jean Mathieu (qui était encore près de lui) ce que ce bruit signifiait. À quoi Jean Mathieu, feignant de la tristesse, répondit: «Hé! mon cher Rodéric, je vous plains: c'est votre femme qui vient vous retrouver.» Chose merveilleuse, le trouble que conçut Rodéric à cette nouvelle fut si grand, et la crainte de retomber encore au pouvoir de cette folle fut si véhémente, que, sans avoir le loisir d'examiner si la chose était vraisemblable, ou même possible, et sans considérer l'intérêt de celui qui lui en faisait le conte, et qui pouvait raisonnablement lui être suspect, il quitta promptement le corps de la princesse, plein d'épouvante et de dépit, sans répliquer une seule parole, et retourna sur-le-champ en enfer, où il aima mieux aller rendre raison de sa commission, quoique avant le temps, que de se voir de nouveau exposé à la tyrannie du mariage et aux douleurs, dégoûts et périls que cause une mauvaise compagne. Ainsi Belfégor, retournant en enfer, vérifia authentiquement par son rapport l'excès des maux qu'une méchante femme amène avec soi dans la maison d'un mari facile, et Jean Mathieu fit voir qu'il en savait plus que le démon même, et s'en retourna chez lui riche et content.
Quelques années après on vit aux enfers une autre aventure, qui confirma davantage combien grand est le malheur d'avoir une méchante femme. Un nouveau venu auquel, suivant la coutume, on faisait sentir pour sa bienvenue les plus rudes tourments, n'en parut pas ému davantage que si on l'eût bien caressé. Ses bourreaux, indignés de lui voir cet air indolent, si peu connu aux enfers, crurent de s'être relâchés à son égard, et que les pointes des instruments qu'ils employèrent pour la torture étaient émoussées; ils s'armèrent donc d'armes nouvelles et d'une cruauté que leur colère augmentait, et s'étant jetés avec la dernière fureur sur ce malheureux, ils l'auraient mis en pièces mille fois, s'il avait pu autant de fois mourir; mais les damnés ne meurent pas, en souffrant pourtant mille morts à chaque moment. Celui-ci résista toujours comme auparavant, et fut muet durant la plus grande rage des coups, montrant même un air assez satisfait qui bravait tous les ministres de l'enfer. Ceux-ci, plutôt las de le tourmenter que lui de souffrir, avouèrent de n'avoir jamais rien vu de semblable, et en firent leur rapport à Lucifer, lequel, étonné d'une chose si rare, voulut lui-même le voir et l'interroger. Cet homme, étendu sur la terre, disait quelque chose entre ses dents quand Lucifer arriva. «Et qui es-tu, lui dit-il, à qui tout l'enfer ne saurait faire peur, et qui comptes pour rien tous nos supplices et tous nos malheurs? – Comment, seigneur, répondit l'inconnu, serait-il vrai que je suis en enfer! Hélas! je croyais n'être qu'en purgatoire, et je disais en moi-même, quand vous êtes venu, que j'étais encore bien heureux au prix de ce que j'étais en l'autre monde en la compagnie de la plus détestable femme que le soleil ait jamais vue. Durant vingt ans de mariage je n'ai pu avoir un quart d'heure de repos avec elle, et son esprit était si ingénieux à me tourmenter qu'elle me régalait tous les jours de quelque nouvelle persécution, dont la moindre surpassait tout ce que j'ai trouvé ici de plus rude et de plus cruel; c'est la raison pour laquelle je n'ai ni gémi, ni crié, quoi qu'on m'ait pu faire; et, si je suis en enfer, je dirai toujours qu'on y est mieux qu'avec une telle femme, plus redoutable que tout l'enfer même.»
Le prince des démons frémit à ce discours, et, avant que de se retirer, il ordonna de nouveaux supplices à ce discoureur. Mais rien ne put le faire dédire de ce qu'il avait avancé. Il disait qu'il trouverait du rafraîchissement au milieu des flammes, et que, pourvu que sa femme ne vînt pas le rejoindre et se mettre de la partie, il prendrait patience, et tous les autres maux à gré. Il tint en effet parole, et jamais on ne le vit soupirer ni se plaindre par les efforts de la douleur. Mais enfin sa femme mourut, et Lucifer, que la pitié ne toucha jamais, l'ayant reçue comme elle le méritait, la renvoya à son mari: elle le tourmenta comme elle avait de coutume, et le pauvre infortuné, rencontrant dès lors véritablement son enfer, est celui de tous les damnés qui crie le plus et qui souffre davantage.
Fin.