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Silence. Je le laisse terminer. Plus vite il sera dehors.

— Il existe des phénomènes de compensation chez tous les handicapés, et votre travail doit se porter sur la main gauche afin de retrouver une totale habileté. Inconsciemment nous avons tous le même schéma corporel, ce qui explique que dans les rêves vous vous verrez entier pendant encore quelques années et…

— Foutez le camp.

— Non, laissez-moi parler, vous ne devez pas laisser échapper cette occasion, plus vous tarderez, plus…

— Pourquoi moi ? Mais dites-le, bordel !

J’ai élevé la voix. Il le voulait sans doute.

— Parce qu’il y a quelque chose chez vous qui m’intrigue.

— Ah oui…

— Je sens un traumatisme plus fort que chez tous les autres sujets. Quelque chose de… de violent.

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas encore.

Après une seconde de surprise, j’éclate de rire. Un rire qui s’étrangle dans ma gorge.

— Rien que votre accident, par exemple… Perdre sa main sous une sculpture…

— Un accident de travail comme un autre, je dis.

— Oh non, et vous le savez mieux que moi. C’est le premier cas jamais répertorié à Boucicaut. Et puis, votre séjour à l’hôpital, vos réactions inattendues, comme le jour où l’on vous a enlevé les points de suture. Vous aviez déjà changé de visage, mais ce qui m’a surpris c’est votre tranquillité, votre sérénité, presque. On aurait dit que rien ne s’était passé, pas de douleur, pas de râle pendant qu’on vous extirpait les agrafes, pas de rejet en voyant ce qu’allait être votre moignon, pas de question sur l’avenir, pas de désarroi, pas de rébellion. Rien, un regard effacé, un masque, une étrange docilité à tout ce qu’on vous demandait. Sauf la rééducation. Vous allez trouver ça étrange mais vous réagissiez plutôt comme un grand brûlé… Une recherche d’immobilité, je ne sais pas comment vous dire…

Ne rien répondre. Ne pas l’aider.

— Je suis sûr d’au moins une chose : vous ressentez beaucoup plus durement la perte de votre main que n’importe quel individu que j’ai soigné. Et je veux savoir pourquoi. En fait, c’est pour ça que je suis venu voir l’endroit où vous vivez.

Il se lève, comme s’il avait senti la pulsion de violence qui monte en moi.

— Méfiez-vous, Antoine. Vous vous trouvez à la frontière de deux univers… comment dire… D’un côté l’occupation et de l’autre, la zone libre. Et pour l’instant vous hésitez…

Ça semble être le point final. Que pourrait-il bien ajouter à tout ça ?

— C’est fini ?

Il acquiesce, comme pour calmer le jeu. En s’approchant de la porte, j’ai bien vu qu’il a détaillé ma piaule une dernière fois. Comme un con, je me suis aperçu que j’avais laissé traîner le hachoir flambant neuf, bien en évidence, posé sur son papier d’emballage. Il ne l’a pas manqué, c’est sûr, rien qu’à voir la manière dont il m’a dit au revoir, de ses yeux, traînant dans les miens.

Tant pis.

La barbe commence à me piquer. Je ne dois pas passer le cap des trois jours sans rasage, sinon… Avant d’aller dormir je me regarde dans la glace, avec ma tenue de clown et ma gueule en friche. Je me suis vu comme un de ces petits êtres idiots, posant toujours de face, et terriblement présents, qui peuplent les toiles d’un jeune artiste dont le nom m’échappe toujours.

*

Ce matin, à demi réveillé, je me suis précipité sur ma queue de billard, pour la toucher, la visser, la voir. J’ai réalisé que je dormais encore et que la tête me tournait de m’être levé si vite. Le téléphone a sonné et, dans la brume du sommeil j’ai reconnu la voix de Nico sans comprendre grand-chose. Je me suis écroulé à nouveau sur le lit.

Deux heures plus tard, j’ai l’impression d’avoir rêvé tout ça.

Je n’ai même pas attendu la monnaie du taxi pour filer droit au bureau. Véro, toujours son café à la main, regarde Nico emballer des gravures sous verre.

— T’es un rapide, il dit.

— Toi aussi, je réponds.

Il m’entraîne dans les salles. Je me demande ce que Véro pense de notre manège.

— J’y ai passé la nuit, sur ta connerie jaune. Parce que moi aussi, quand tu me l’as montrée, j’ai… Suis-moi.

Des déclics comme celui-là, on lui en demande trois par semaine. Le plus souvent ça tombe pendant le casse-croûte ou la pause de quatre heures.

Dans la troisième salle, celle où sont stockées les toiles roulées, sans châssis, il s’agenouille à nouveau. J’ai bien senti qu’il a hésité, une seconde, à me demander de l’aide.

— Ça ne pouvait être qu’une roulée, les autres je les connais. Et les roulées je mets jamais le nez dedans, ça me fait éternuer.

Certaines ont facilement plus d’un siècle, et chaque fois que j’en prenais une je toussais dans un nuage de poussière. Je comprends mieux pourquoi il attendait juillet pour me faire mettre un semblant d’ordre là-dedans.

— Je me suis repéré à la taille. Celle de Morand et celle d’ici font huit figures.

— Je ne sais pas compter en figures.

— 46 centimètres sur 38 de large.

Je la regarde, posée au sol. Et ma pointe de douleur au ventre me relance d’un seul coup.

— Alors ? Qu’est-ce que t’en dis ? Beau boulot, hein ?

Pirouette de la mémoire.

Hypnose…

Il attend, anxieux, ma réaction.

Du rouge clair. Traité exactement de la même manière que le jaune de l’Essai 30. J’arriverais même à retrouver le moment où je l’ai vu, ce rouge. C’était pendant mon premier séjour ici, au début je ne résistais pas à dérouler tout ce que je touchais, rien que pour me marrer devant toutes ces vieilleries. L’idée absurde de tomber sur un chef-d’œuvre oublié m’amusait. La caverne d’Ali Baba a tourné très vite au terrain vague. Je me souviens du rat qui avait surgi d’un rouleau.

— Ça ressemble, hein ?

Je ne peux pas en décoller les yeux. La peinture est un peu craquelée mais on y trouve exactement le même académisme dans le dessin de l’objet, ce n’est plus une flèche mais le chapiteau d’une colonne. Tout a changé, le motif et la couleur, et pourtant on retrouve le même système, la même extraction. Nico grogne un coup en voyant que je la chiffonne sans scrupule. Derrière la toile, une inscription. « Essai 8. »

Tous les deux, hébétés, nous restons accroupis dans un halo poussiéreux.

— Et ça, t’as vu ? dit-il.

— Ben, oui, c’est le huitième de la série.

— Mais non, ça, en bas. Au dos.

En petits caractères, en bas à gauche de la toile, il y a une autre inscription qui nous avait échappé. À cet endroit-là, il pourrait s’agir de la signature.

— « Les Objec… »

— Là, c’est quoi ? C’est un T ?

— « Les Objec… tifs », non ? On dirait…

Je pense avoir déchiffré la signature complète. C’est ce qui est écrit, mais est-ce seulement la signature ?

— « Les Objectivistes. »

— Oui ! fait Nico. « Objec-ti-vistes. » Mais c’est quoi… ?

Avant toute chose il faut comprendre comment cette toile a atterri là. Je m’assois à terre, le dos contre le montant métallique d’un présentoir. Et je respire un grand coup.

— C’est un achat ? je demande.

— Bien sûr que oui, qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? 110 0225, y’a même le numéro d’inventaire, dit-il en lisant l’étiquette qui pend au bout d’un élastique.