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Je ferme les yeux un moment. Le temps de me remettre, et de poser de nouvelles questions.

— Bon, Nico, tu pourrais me dire, en gros, ce qu’on peut tirer comme renseignement sur un truc qui traîne ici.

— Bah… ça dépend à quelle date il a été acheté. Dans ce cas précis je peux te dire tout de suite ce qu’il y a sur l’étiquette. Titre de l’œuvre : Essai 8, Nom de l’artiste : Les Objectivistes, Taille, Type, Date : 1964. Si je cherche dans les registres par rapport au numéro d’inventaire je pourrais peut-être donner d’autres détails.

Il est fier de sa trouvaille. Mais moi, en revanche, je ressens un truc étrange. Comme un point de départ.

Je peux encore reculer.

J’éprouve le besoin de sortir, un moment, pour retrouver l’air libre, et surtout pour faire l’acquisition d’un polaroïd, histoire de garder avec moi la preuve que je ne fais pas complètement fausse route.

Une heure plus tard j’ai la photo dans la poche. Nico n’a pas l’air d’apprécier vraiment ce genre de précautions.

— Bon, très bien, maintenant on va pouvoir discuter sérieux. Véro et moi on est responsables du dépôt, on doit tout savoir et surtout on doit rendre compte de tout ce qui se passe ici. Et, à dire vrai… on veut pas d’emmerdes. C’est pas facile à dire mais, en gros, tu prends ta photo, tu prends les renseignements que tu veux aujourd’hui et basta, je roule la toile, je la remets où je l’ai prise, et je la boucle. Maintenant si qui que ce soit me demande de retrouver la pièce 110 0225, je la lui sors dans la minute. O.K. ? Je ne veux pas savoir ce qui se passe, pourquoi tu cherches tout ça et ce que tu comptes en faire. Je sais bien que… que t’as morflé, là-bas… Mais ça me regarde pas. Je veux pas inquiéter Véro. La prochaine fois que tu viens au dépôt c’est pour nous dire un petit bonjour, et c’est tout. Pigé ?

Un point de départ. Nico vient de me le confirmer.

— Pigé.

*

La minuterie vient de s’éteindre entre deux étages et ça me déséquilibre. Je m’accroche comme je peux à la rampe et grimpe au ralenti, courbé en avant, le bras gauche me barrant le torse. Des bruits de clés, la lumière revient, mon voisin de palier descend.

— Vous voulez de l’aide ?

— Non.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez toujours cogner chez nous.

— Merci.

J’ai une sale façon de dire « merci », ça sonne comme « m’en fous ». Il faudra que je surveille ça. Je ne veux pas que le toubib ait raison. Je n’en veux pas à ceux qui n’y sont pour rien.

La date de l’œuvre et la date d’achat sont la même. 1964. Ça ne m’évoque rien hormis le départ aux États-Unis de Morand. Sur le registre de cette année-là, Nico n’a rien trouvé de plus, hormis le mois de l’achat, septembre. Quel mois a-t-il quitté le sol français ? Pour le nom de l’artiste on a seulement enregistré « Les Objectivistes ». Il m’a expliqué qu’on ne trouvait pas toujours le vrai nom si l’artiste tenait à signer de son pseudonyme. En l’occurrence il s’agirait d’un groupe, sans pouvoir préciser le nombre de membres. Là encore rien n’est sûr, c’est peut-être une pure invention de peintre. Avec eux, il faut se méfier de tout. Le nom de Morand n’apparaît pas. Je ne sais pas s’il a pu être membre des « Objectivistes » ou s’il a tout bonnement repris un de leurs thèmes, ou encore s’il a voulu leur rendre hommage. Ou s’il les a tout simplement créés. Avec l’Art contemporain il faut faire gaffe. D’après ce que j’ai lu sur la question on trouve tous les cas de figure, des types qui ne signent jamais leurs travaux, des types qui signent pour les autres, des groupes qui se font connaître en cherchant à rester anonymes. On ne sait pas vraiment où s’arrête la profession de foi et où commence le coup de pub. J’ai relu, mais sous un angle différent, les pages où l’on parle plus précisément des groupes, et c’est pas triste. On commence à en trouver vers 66 ou 67, avec des noms bizarres : les Malassis, Supports-Surfaces, B.M.P.T., Présence Panchounette. Mais on ne mentionne jamais ces « Objectivistes », et ça ne m’étonne qu’à moitié, parce que s’ils avaient été des figures notoires, ou même mineures, Coste en aurait parlé tout de suite, elle aurait fait le lien avec Morand. Mais non, on ne sait rien de sa vie entre le moment où il sort des Beaux-Arts et son départ aux États-Unis. Et pourtant, ces « Objectivistes », l’État leur a acheté une toile.

Combien de temps s’est-il écoulé entre l’Essai 8 et l’Essai 30 ? 22 jours, 22 ans, ou simplement 22 essais ? Chacun d’une couleur différente, avec un nouvel objet à chaque fois, peut-être un escalier entouré d’orange, peut-être une poignée de porte prise dans une flaque blanche. Moi, j’aurais fait une queue de billard sur fond vert, avec deux touches de blanc. Mais je ne suis pas artiste. Personne ne m’a demandé mon avis. J’aurais quand même trouvé ça beaucoup plus chatoyant que le reste. Le plus dur aurait été de créer le mouvement, et ça ne s’improvise pas.

4

Des touristes s’émerveillent des tubulures bariolées et des échafaudages apparents de Beaubourg. Moi, en sortant de la bibliothèque du deuxième étage, je regarde Paris. Les mêmes touristes sont heureux de repérer Notre-Dame, pas loin. Demain, de là-bas, ils repéreront Beaubourg, avec la même joie. À force de grimper sur des citadelles ils vont peut-être finir par trouver un point de vue. Dans la bibliothèque, au rayon Art Contemporain, j’ai feuilleté d’autres ouvrages mais mon épluchage manquait de vigueur, comparé aux étudiants affamés de notes, agglutinés autour de la table. Les Objectivistes ont traversé l’Histoire sans la moindre anecdote de postérité, sans le plus petit nota bene. Je finis par penser qu’ils n’ont pas existé, et que la toile du dépôt est un canular d’étudiant des Beaux-Arts, peut-être Morand lui-même. L’histoire pourrait être celle-ci : Morand passe six ans dans son école du quai Malaquais à apprendre son boulot. Pour brouiller les pistes il s’invente un groupe et un concept, histoire d’impressionner les autorités en la matière, il peint un Essai, et ça marche, il bluffe tout le monde, on lui achète une toile qu’il signe « les Objectivistes ». Ensuite il part à New York parce qu’à Paris on rêve de Soho. Il oublie la France pendant vingt ans, puis il retourne aux sources, la Bourgogne, où il se distrait avec un chalumeau. En fin de parcours il repeint un Essai, souvenir d’une époque où tout restait à faire. Ça pourrait être la vie d’Étienne Morand, artiste fouineur, exilé, et qui se souvient.

J’ai aussi cherché les bouquins d’un dénommé Robert Chemin, ex-inspecteur de la création artistique, aujourd’hui retraité. J’ai trouvé Chroniques d’une génération spontanée, que j’ai vaguement parcourues, histoire d’avoir quelque chose à dire avant notre entrevue. Il m’a donné rendez-vous chez lui, à midi trente. Il a bien insisté sur la ponctualité en ajoutant que : les gens qui n’ont rien à faire de la journée sont les plus en retard. Pour avoir son nom je suis passé par Liliane, qui ne peut rien me refuser depuis quelques semaines. Elle m’a retrouvé la liste complète des inspecteurs qui votaient à la commission d’achats de l’État en 64. Sur les douze noms du jury, sept bossent encore au Ministère, les autres sont à la retraite, et il m’en fallait un de ceux-là pour tenter d’éviter les connexions directes avec les voies officielles. Personne ne doit savoir que je fouine du côté du patrimoine. On ne sait jamais. Delmas pourrait s’inquiéter d’autant d’initiatives.