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— Inquiets ?

Il semble ailleurs. Tombé dans l’abîme du souvenir.

— Eh bien oui… Ça me fait drôle de… Oui, inquiets… Il y avait là quelque chose de fort, de spontané. Il y avait une énergie. Je ne vois pas comment appeler ça autrement. J’ai oublié au moins 80 % de ce qu’on nous présentait, mais pas cette toile. En général nos délibérations étaient interminables, mais ce jour-là, aucun de nous n’a essayé de nier cette force, cette urgence qu’il y avait devant nos yeux. Nous avons voté à l’unanimité.

— Et les peintres, vous les aviez vus ?

— Non, et pour cause. Deux d’entre nous ont cherché tout de suite à les contacter, visiter leur atelier, comprendre leur système et leur démarche. Nous étions sûrs qu’ils étaient tout jeunes, qu’ils avaient sûrement besoin d’être appuyés. Nous étions prêts à faire des choses pour eux, c’était notre rôle, après tout. Mais ils n’ont rien voulu savoir.

Il reprend son souffle. À moins que ce ne soit un long soupir.

— Vous les aviez vus ? Morand en faisait partie ?

— Je viens de vous dire non. Et le Morand dont vous parlez est à peine connu aujourd’hui, alors imaginez, à l’époque. En revanche nous avions entendu parler d’eux avant qu’ils ne représentent leur toile. Trois mois plus tôt ils avaient fait une… prestation… une intervention, au Salon de la jeune peinture. Je n’y étais pas et je le regrette. Ils sont arrivés le soir du vernissage du salon où ils n’étaient absolument pas invités, ils ont accroché leurs toiles n’importe où, ils ont distribué des tracts parfaitement insultants sur le milieu pictural, et personne n’était épargné. Après avoir copieusement injurié l’assistance, ils ont repris leurs toiles et sont partis. Et, entre nous, ce genre de coup d’éclat est devenu presque une coutume, par la suite, mais eux avaient créé un précédent. Leur nom n’était donc pas tout à fait inconnu le jour de la commission. Nous étions même relativement intrigués quand nous avons su qu’ils se présentaient. Inquiets, oui c’est bien le mot. Ils refusaient de signer de leur propre nom ou même d’avoir des rapports avec une quelconque institution. C’était la grande mode de « L’Art pour l’Art » et du refus du star-système, de la spéculation sur les cotes des artistes. Enfin vous voyez, toutes ces apostrophes que l’on retrouvait quelques années plus tard. Mais nous n’étions qu’en 64.

— Justement… Vous ne trouvez pas un peu bizarre que ces rebelles aient refusé d’être récupérés par l’art marchand, tout en proposant une toile à l’État ?

— Si.

J’attends un peu plus d’éclaircissements qu’il n’a sans doute pas envie de me donner. Il agite les mains, comme pour dire « oui, je sais, mais… qu’est-ce que vous voulez… ça fait partie des redoutables contradictions artistiques ».

— Il y a bien une raison, non ?

Il semble énervé de ne pas pouvoir répondre, il fait d’autres gestes, il grogne légèrement mais rien de clair, je répète de nouveau la question, telle quelle. Et là, j’ai senti que j’allais trop loin.

— Moi, mon jeune ami, j’aimerais bien savoir pourquoi vous vous asseyez d’une fesse sur le bord du fauteuil en reposant entièrement sur la cheville qui vous faisait mal tout à l’heure.

Je n’ai pas réfléchi, je n’ai pas eu le temps d’hésiter et, sans savoir pourquoi, mon bras est parti tout seul. Il a surgi comme un cran d’arrêt. Le moignon à nu, sous son nez.

Il s’efforce de ne montrer aucune surprise.

— C’est pire que ce que je pensais, dit-il du bout des lèvres.

Il se lève.

— Il serait temps de partir, vous ne croyez pas ?

Oui, je crois. J’ai sans doute abusé. En me levant j’ai rentré mon moignon dans la poche. Pourtant, quelque chose m’intrigue.

— Juste le temps de vous poser une dernière question. Tout à l’heure vous vous êtes très vite rendu compte que je disais n’importe quoi et pourtant, vous n’avez pas hésité à fouiller dans vos souvenirs. J’aimerais bien savoir pourquoi.

Il m’a gratifié d’un ricanement, pas trop méchant.

— Ça, mon jeune ami, c’est très simple. Je vous ai répondu avec un certain plaisir dès que vous avez avoué que vous vous fichiez bien de l’Art contemporain. Car voyez-vous, malgré les apparences, vous ne pourrez jamais vous en ficher autant que moi. Ça fait du bien, de temps en temps, de pouvoir le dire.

— Je ne comprends pas.

— J’ai passé trente ans de ma vie à discourir sur des œuvres de plus en plus dépouillées, minimales… invisibles. À tel point que je les ai vues disparaître. Je me suis perdu. Je n’ai plus su qui défendre et pourquoi, le simple geste de mettre de la couleur sur une toile devenait de plus en plus suspect, on ne parlait plus que de concept. Et on a fini par oublier l’émotion. Un beau jour, je n’ai plus trouvé passionnant de guetter un art qui cherche à créer, avant tout, sa propre Histoire. À l’heure actuelle, les peintres ne peignent plus, ils composent, ils conceptualisent, ils affirment qu’on ne peut plus peindre, ils posent des objets courants sur des socles en hurlant la fin des hiérarchies artistiques, ils théorisent la mort de l’art. Ils attendent, simplement, que quelque chose se passe. Et j’ai attendu, avec eux, longtemps, celui qui allait ouvrir une voie. Vos Objectivistes, par exemple, avaient sûrement quelque chose à dire, malgré un nom aussi absurde, mais ils ont disparu aussi vite qu’ils s’étaient manifestés. Moi, j’ai perdu patience et désormais, je m’en fous. Comme vous.

— Plus rien ne vous intéresse ?

— Oh, vous savez, je ne connais pas le monde et ses paysages. Et c’est important, les paysages, la terre, la matière. Je ne me suis jamais promené dans du beau, je n’ai jamais pris le temps de me balader dans la couleur. Ou bien j’ai dû passer à côté. J’ai commencé par le contraire. Le camaïeu avant la chlorophylle.

— Vous regrettez ?

— Pas vraiment. Vous savez, j’ai beaucoup mieux compris Turner en feuilletant un reportage sur Venise. J’aurais dû y aller quand mes jambes en avaient la force. Aucun peintre, pas même Van Gogh, n’a réussi à retrouver un jaune aussi perçant que les champs de colza de haute Provence. Et je n’y suis jamais allé non plus.

Il me raccompagne à la porte.

— Vous prétendez ça mais… J’ai vu, dans la pièce à côté, une toile accrochée. Si plus rien ne vous intéresse, il reste encore quelques centimètres carrés de peinture qui valent encore la peine d’être regardés.

Il ricane en ouvrant la porte et me pousse dehors. Avant de refermer, il ricane encore.

— Ce que vous avez vu est magnifique, c’est le portrait de ma mère peint par mon frère. Et c’est une toile inestimable. Mais, entre nous, il a bien fait d’arrêter là sa carrière.

*

Une fois dehors je me suis précipité dans le métro, comme s’il y avait une urgence et j’ai passé le reste de l’après-midi au Bureau des archives de la Biennale de Paris. Une autre bibliothèque de l’Art contemporain située dans un renfort du Grand Palais. J’y ai trouvé tout ce qui concernait l’année 64, et notamment le service de presse du 14e Salon de la jeune peinture. Dans un article, le nom des Objectivistes était effectivement mentionné. Je n’ai pas pu juguler un accès de nervosité qui m’a empêché de me concentrer sur une question grave : voler ou dupliquer les documents ? J’ai hésité un peu devant la photocopieuse, puis devant la bibliothécaire. Elle m’a à peine regardé en face et n’a absolument pas remarqué que j’étais manchot. J’ai attendu que mon voisin de table s’en aille pour chiffonner tout ce dont j’avais besoin dans la poubelle de ma poche gauche.

Sur le coup de dix-neuf heures, j’ai refait une tentative à la machine à écrire. J’ai l’impression de régresser, il me faut un temps fou pour que la feuille soit bien parallèle au chariot, et en fait, c’est surtout mon énervement qui me fait perdre du temps. La patience me manque. Mon père a choisi ce moment pour appeler et me reprocher mon silence. Je n’ai rien dit de spécial, tout en cherchant à mentir le moins possible. Ça m’a incité à commencer une nouvelle lettre dans l’espoir d’y mettre un point final avant qu’ils ne s’inquiètent vraiment. J’ai un peu peur qu’ils viennent un jour à l’improviste, et là, je n’aurai pas le courage de tendre le bras en l’air, comme cet après-midi. C’est bien ce qui me manque, en fait, la netteté d’un tel geste. Une vue d’ensemble qui aurait la précision d’une photo. Une vision froide et clinique. Une toile hyperréaliste.