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Chers vous deux.

Imaginez une partie du corps humain qui n’existe pas, une extrémité ronde et lisse qu’on jugerait à s’y tromper parfaitement naturelle. Mettez-la exactement à l’endroit où habituellement on trouve une banale main. C’est mon moignon.

Entre une légère somnolence et une soupe à peine tiède, je me suis laissé surprendre par la nuit. Mais, pas question de dormir avant de dépiauter intégralement les papiers froissés dans ma poche. Le téléphone a sonné et j’ai failli ne pas répondre, persuadé que Briançon remettait ça.

— Antoine…

— Nico… ?

— Je sais, il est tard, je suis encore au dépôt, et j’ai quelque chose pour toi. Quelque chose de gros, emmène ton polaroïd. Tu commences à me courir, avec tes histoires…

Est-ce la nuit, le fait que je n’aie jamais parlé à Nico après vingt heures, ou la perspective de me retrouver nez à nez avec ce quelque chose de gros, mais je n’ai pas démarré aussi vite qu’il le désirait.

— Ça peut attendre demain ?

— Impossible, demain ça sera plus la peine, et dépêche-toi, j’ai envie d’aller me coucher, ma môme m’attend et on ne me paie pas les heures sup. Et prends avec toi la photo que t’as faite, hier, parce que là, c’est moi qui vais en avoir besoin. Tu vas piger tout de suite en arrivant. Salut.

Juste le temps de saisir mon appareil, dévaler les escaliers et coincer un taxi vers la place des Vosges. Pour faire tout ça je n’ai pas eu besoin de ma main droite. Mais j’ai pu oublier, juste dix minutes, qu’elle me faisait défaut.

Il a pensé à laisser la porte ouverte. Le lampadaire est éteint, je n’ai jamais su où l’allumer, mais les spots du hangar des sculptures, au loin, m’aident à avancer. Dans le noir je bute contre une petite caisse et rattrape par miracle une sorte de vase, je ne sais pas si c’est une œuvre qui cherche sa place ou un vulgaire broc pour arroser les plantes. Si je savais où est l’interrupteur… J’enjambe un rouleau de papier bulle qui traîne à terre, à côté d’un cadre prêt à être emballé. Nico a tellement peu de place dans le hangar qu’il squatte le bureau de Véro pour faire ses envois. Je traverse la petite cour qui donne accès à l’entrepôt des sculptures qui, lui, regorge de lumière, comme si on attendait un haut fonctionnaire. Une odeur de vieux bois et de résine fermentée me revient. Je braille le nom de Nico. Je n’oublie pas qu’il fait nuit, ça ne change rien mais ça ajoute une dimension, un air de décadence, je fais quelques pas timides au milieu d’une forteresse en déperdition. Un Xanadu.

— Nico… ? Nico ! Qu’est-ce que tu fous… Merde !

Les visages de pierre n’ont plus du tout l’air de s’ennuyer, au contraire, ils menacent celui qui vient troubler leur repos. Une vierge blafarde me regarde avancer de ses yeux vides. « Après sept heures du soir je dérange plus les œuvres », dit toujours Nico, quand il veut partir. Et c’est vrai, passé les heures ouvrables elles exigent de rester entre elles. Plus rien n’est laid, plus rien n’est inutile, chacune atteint enfin son seuil d’inertie maximale, comme si seul le regard des visiteurs les obligeait à poser.

Je m’engage dans une allée perdue hors du champ de lumière.

Là, au détour d’une énorme chose en bois, j’ai mis du temps à comprendre qu’un rayonnage de bustes est renversé à terre. Une marée de têtes arrive à mes pieds, des joues en terre cuite, des dizaines de femmes en bronze vert-de-gris, plus ou moins grosses, plus ou moins fissurées. Et au bord de la vague, un autre visage, plus éteint encore que les autres.

— Nico ?

J’ai porté la main à ma bouche.

Pas loin, derrière moi, j’ai entendu un ordre.

— La photo…

Je ne me suis pas retourné tout de suite.

La voix, la tempe défoncée de Nico, la peur à en vomir, j’ai cru revivre cette seconde qui a fait basculer ma vie.

— Donnez-moi la photo…

La photo… Je sais bien que ce soir il ne se contentera pas d’une photo. La dernière fois il m’a pris une main. C’est le moment de savoir si je peux vraiment compter sur celle qui me reste.

Je ne me suis pas retourné, j’ai sauté en avant pour agripper un autre rayonnage et le détacher du mur de toutes mes forces, je n’ai pas regardé derrière mon épaule mais le fracas m’a fait l’effet d’une décharge électrique. J’ai foncé vers la sortie en enjambant tout sur mon passage, j’ai grimpé sur des caisses et sauté sur les tables, je me suis souvenu d’une rangée d’œuvres qui donne accès à une porte d’où je pourrais rejoindre le bureau, je ne sais pas s’il me suit ou s’il prend l’accès principal pour me couper la route. Après un trop-plein de lumière et de flashs colorés, je suis retombé dans la pénombre du bureau. J’ai senti qu’il était là, lui aussi, et j’ai refermé la porte pour faire le noir complet. Il doit se tenir vers la sortie, en train de chercher l’interrupteur. Au corps à corps je ne résisterai pas longtemps, j’ai retenu la leçon de la dernière fois. Il est peut-être armé, je ne sais pas, je ne me suis pas retourné, il me tenait peut-être en joue, je ne sais pas. Le bureau est grand, à tâtons j’arriverais peut-être à retrouver quelque chose, je ne sais pas quoi, le temps que mes pupilles se dilatent. Les siennes, aussi, ne vont pas tarder à y voir plus clair.

— Je vous conseille de me donner cette photo.

Oui, ça vient de la porte blindée, celle qui donne sur la rue. Il ne sait pas comment allumer. C’est ma seule chance. Pour le cas où il trouverait l’interrupteur, je balance un coup de pied dans le lampadaire et tout de suite après je glisse vers une rangée de toiles.

— Vous n’aurez pas autant de chance que la dernière fois, j’entends.

S’il était vraiment sûr de lui il me foncerait dessus direct. Encore faut-il me débusquer. Même moi qui connais l’endroit, je suis perdu.

— Et votre ami, le gardien d’ici, m’a appris que vous étiez… diminué.

Il savait déjà que Nico allait y passer, à peine aurait-il raccroché. Il a dû le cuisiner un bon moment avant de l’achever. Il était venu récupérer l’Essai 8, Nico le lui a sorti sur-le-champ et a tout balancé, ma visite, la photo. Une autre trace des Objectivistes, sans compter toutes celles qu’il y a dans ma mémoire. C’est pour les détruire, toutes, qu’il a fait téléphoner Nico.

— Vous êtes un coriace, mais je finirai par vous avoir.

À grand-peine j’arrive à discerner les objets qui m’entourent. Je ne pense pas qu’il y voie beaucoup mieux.

— Dites, je n’ai pas fait attention, tout à l’heure. Vous avez un crochet ?

Un quoi ?

Un crochet, c’est tout ce qui me manque pour t’arracher la gueule. En même temps que le scratch d’une allumette, une petite boule de lumière a créé un léger halo clair-obscur autour de lui. Ça m’a tout juste permis de revoir sa gueule et sa cravate de gentleman. Il cherche ma silhouette, prostrée entre deux meubles.