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La flammèche s’éteint.

— Vous êtes coriace.

Second scratch. Je ne vois plus que ses jambes. Il a déjà progressé de trois bons mètres.

— Vous et moi, au milieu d’œuvres d’art… Nous avons la nuit pour nous.

Je sens ses pas de chat effleurer quelque chose qui craque, comme de la paille. En rampant je parviens à changer d’angle mais le polaroïd, ballant sur mon épaule, s’est cogné contre un pied de table.

Nouvelle allumette, mais cette fois je ne vois presque rien.

Un froissement de papier… La lumière devient beaucoup plus vive. Il a dû enflammer quelque chose. Une torche improvisée, une gravure, peut-être.

Une odeur de grillé ? Ça crépite. De vraies flammes, ça brûle pour de bon. Il est à plus de dix mètres de moi, je peux relever la tête pour voir ce qu’il est en train de foutre.

Avec sa torche il tente d’enflammer un rouleau.

L’Essai 8.

Il risque surtout de mettre le feu à la baraque. Je vais griller comme un poulet. Pour lui ce serait une solution plus qu’hypothétique. Avec tout ce qu’il y a dans l’entrepôt, il faudrait peut-être deux nuits de brasier avant que je ne sois inquiété. Ça serait l’incendie le plus grandiose qui soit.

C’est déjà fini, les flammes ont presque totalement mangé la toile.

— J’ai envie de boire quelque chose. Du whisky…

Qu’est-ce que ça veut bien pouvoir dire ? Rien, peut-être… Ou tout simplement qu’il a envie de boire du whisky. Je n’ai pas vu d’arme. La main me manque. Avec elle j’aurais pu lui lancer une table entière sur la gueule, je m’en serais servi comme bouclier. Ou bien c’est dans la tête, qu’elle me manque. Il a raison, je suis diminué, et il le sait. Diminué… c’est le mot. Impotent. Tous vos efforts doivent se porter sur la main gauche. J’aimerais bien que Briançon me voie, à cette seconde.

— La seule chose que je regrette, ici, c’est la qualité des œuvres. Je pensais trouver des merveilles.

En me repérant à sa voix je sens qu’il tourne, qu’il arpente autour des tables.

— C’est étonnant de constater quel pouvait être le contemporain de nos grands-pères. Est-ce que l’art va aussi vite que ça ? Peut-être que ce n’est que ça, après tout, une simple question de temps. Les graffiteurs de métro entreront peut-être au Louvre, un jour. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Je le perds. Dans ses paroles, et, plus grave encore, dans l’espace. L’odeur de brûlé s’estompe peu à peu. Cette mascarade ne va pas durer, il va perdre patience. Il raconte toutes ces conneries pour me faire craquer.

— Donnez-moi cette photo.

J’avale des nuées de poussière. À cette seconde il peut être n’importe où. Je sais où se trouve le bureau de Véro. Je tâtonne, au-dessus, je fais du bruit. Il a dû entendre, je saisis un crayon puis un objet fin et métallique. Un coupe-papier.

— Votre main ne vous manque pas trop ?

Je suis sûr d’une chose, ordure, c’est que je vais finir par t’égorger. C’est pour toi que je fais tout ça. Si j’avais su qu’on se croiserait ce soir j’aurais emmené mon hachoir. Il m’aurait peut-être donné courage. De toute façon il me faut une main. Peut-être pas la tienne, mais une main. Tu as fait de moi un monstre physique et le mental a suivi. Logique. Je ne sais pas ce que tu leur veux, à ces Objectivistes, mais moi, désormais, je n’ai plus qu’eux.

Il doit se tenir vers la porte de sortie. Je n’aurais jamais assez de force dans le bras, ni assez d’adresse pour le planter avec ce coupe-papier de merde. Il a peut-être un rasoir gros comme ça dans la main. Il va se régaler.

Des petits éclats… Il marche du côté du papier bulle, à l’opposé de ce que je pensais… Il est tout près. À ma droite… tout près… C’est maintenant ou jamais.

Je grimpe sur la table et me jette sur lui en essayant de le crever, je tape comme je peux mais mon bras est vide, je frappe sur sa poitrine mais ça ne rentre pas, il fait noir, mon bras est creux, un roseau, cassant, la lame glisse sur lui comme une caresse, ou bien elle racle le bitume. Avec un peu de lumière je pourrais le voir sourire de toutes ses dents. Je ne peux ni trancher ni même couper, avec une lame de merde au bout d’un bras exsangue…

Pas la moindre petite entaille. Ce soir, je n’aurai pas sa main. Je lui ai assené un dernier coup pour le maintenir encore quelques secondes à terre. Et j’ai fui. En renversant tout ce que je pouvais sur mon passage. Une fois dehors j’ai couru, n’importe où, longtemps, avec le visage mort de Nico pour seul horizon.

*

Je n’ai pu reprendre mon souffle que chez moi, là-haut. Je me suis senti cuit. J’ai tenté de ramener mes pensées vers moi. Essayé de me comprendre. Savoir comment je pouvais passer à côté d’un cadavre, le cadavre de quelqu’un que j’ai connu, et quelques minutes plus tard, ne désirer qu’une seule chose : percer dans la chair d’un vivant. Briançon a sûrement raison : je ne suis plus dans la zone libre.

*

Au réveil, je me suis retrouvé à Biarritz, essayant de justifier on ne sait quoi à deux muets. Je ne me suis pas mieux débrouillé à l’oral qu’à l’écrit. La distance était trop grande. J’ai fait de mon mieux pour chasser leur visage de mon esprit.

Neuf heures trente, Véro arrive au bureau, la porte est ouverte, une odeur de brûlé, un cadre calciné par terre, des meubles renversés, les spots allumés dans l’entrepôt, les rayonnages par terre, les bustes étalés au sol, et puis, le reste. Je me lève pour boire un peu d’eau, des crampes dans la nuque m’obligent à tourner la tête dans tous les coins. La machine à écrire, avec un inamovible « chers vous deux » enroulé dedans. La cafetière. Ma queue de billard. Les papiers froissés étalés sur la table. Je ne sais pas où est l’urgence. Si : ranger le hachoir dans un placard. Je me rassois, me relève, tourne autour de la douche. Je passerais bien un coup de fil, sans savoir à qui. Je ne connais personne suffisamment proche de moi pour supporter la complainte du manchot vengeur. Tout ça c’est à cause du billard. J’ai manqué de patience pour tout le reste. Allongé, j’ai pensé à ce pianiste qui s’est retrouvé manchot, comme moi. Ravel lui a écrit un concerto pour la main gauche. Voilà ce que c’est d’avoir des copains.

Bientôt, Delmas va chercher à me contacter. Il faut que je m’y prépare. Elle est peut-être là, l’urgence. Il va me parler de Nico et d’un « agresseur ». Ça sonne comme un métier. Et justement, en ce qui concerne le gentleman, je n’arrive toujours pas à comprendre la manière dont il travaille. Avec méthode, ou par simple improvisation ? Pas d’arme, hormis sa patience, et un vague cutter.

Je suis resté couché, plusieurs heures, sans pouvoir m’accrocher à quelque chose de cohérent. Les documents attendent, et c’est tant pis. Véro doit être mal, à l’heure qu’il est. Je suis condamné à passer la soirée ici, dans le même état de fébrilité.

En fin d’après-midi, Delmas m’a prié de passer le voir sans me laisser le temps de discuter le délai, et j’ai pris ça comme une délivrance. « Dans une heure ce serait le mieux, et ne soyez pas trop en retard… » À sa formulation, j’ai compris que nos rapports venaient imperceptiblement de glisser.

Et pour la peine, j’ai fait exprès de traîner. Mais avec des excuses : en glissant le ticket de métro dans la fente je me suis rendu compte que le monde n’était définitivement pas conçu pour les gauchers. Après la somme de petits détails dans ce style, c’est la conclusion qui s’en dégage. Rien de contraignant, non, juste un peu trop systématique. Un ticket, ça se glisse à droite, comme quand on ouvre une porte ou que l’on met un disque. Des petits riens. Et on tombe juste à chaque coup. Avant je ne me serais jamais rendu compte de la manière dont on avait pensé les objets. J’ai eu beaucoup de mal à enfouir ma carte orange dans la poche intérieure. Parce que les droitiers mettent leur portefeuille côté cœur. Le temps de sortir de ces considérations et de boire un demi, j’ai fait mon entrée dans le hall de la Brigade des Recherches et Investigations, puis dans le bureau de Delmas. Cet homme n’a pas encore compris qu’il ne pourrait pas traiter avec moi comme avec n’importe qui.