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À ses joues rouges et ses lèvres un peu tordues j’ai compris qu’il venait juste d’évoquer mon nom. Mais il ne s’est pas senti le droit de hausser le ton. Pas encore.

— Vous ne savez pas arriver à l’heure ?

— Si, mais le moindre geste me demande le double de temps qu’à vous. Autrement dit, pour moi, une heure en vaut deux.

Ça me va bien, tiens, de jouer les idiots. Je me tais, une seconde, pour qu’il m’annonce la mort de Nico.

— Je vous ai demandé de venir parce qu’il s’est passé hier une chose qui pourrait bien être en rapport avec ce qui vous est arrivé. Vous connaissiez M. Nicolas Daufin ?

Daufin… Dofin… Dauphin ? Si j’avais su ça quand on bossait ensemble…

— Nico… Oui, il travaille au dépôt.

Je n’ai pas relevé son imparfait.

— Il est mort, hier, dans des circonstances presque similaires à celles de votre agression.

— …

Rien ne me vient. Et s’il a l’impression de ne rien m’apprendre, tant pis. Pour les reconstitutions, même émotionnelles, je suis nul.

— Quel genre de… de circonstances ?

— On l’a retrouvé dans son dépôt sous des rayonnages de sculptures, mais il était déjà mort quand on a renversé les étagères sur lui, on a d’abord tenté de l’étrangler avec un lacet, ensuite il a été frappé avec un buste, au front. Il y a aussi des traces de lutte dans le hall. Vous savez comment est fait le dépôt…

— Oui, j’y ai travaillé.

Je n’ai pas vu le lacet, hier. Juste les marbrures bleuies au coin de son visage. Delmas ne parle pas de la toile brûlée.

— Vous y retournez souvent ?

— Très rarement, quand je suis dans le quartier, et je ne vais jamais dans le quartier.

— Et la dernière fois, ça remonte à quand ?

Danger.

De deux choses l’une : Véro lui en a parlé, ou non. De toute façon Delmas est un vicieux. Je ne peux que la jouer bille en tête, bande avant, avec un effet à droite.

— … Longtemps. Plusieurs mois.

— Avant ou après votre accident ?

— Bien avant, ça au moins, question chronologie, c’est un bon point de repère.

— Vous n’aviez pas de contacts, même téléphoniques, avec M. Daufin ou Mlle Le Money ?

— Véro ? Vous connaissez aussi Véronique ?

— C’est elle qui a découvert le corps. Elle était très… très attachée à M. Daufin ?

— Je n’ai jamais su. Ils s’entendaient bien, à l’époque. Comment elle va ?

— Mal.

— À ce point-là ?

— Elle a très mal supporté. Elle est sortie dans la rue, un passant l’a vue s’effondrer et il a prévenu le commissariat.

Allez savoir ce qui se passe vraiment entre les êtres… Ils n’étaient ni frères, ni mariés. Juste des collègues de bureau. Des copains. Lui fermait le dépôt et elle l’ouvrait, le matin. Rien d’équivoque dans leur comportement, impossible de savoir s’ils avaient été amants ou s’ils l’étaient encore. Nico disait « ma môme » pour parler de sa vie privée. Allez savoir…

— Vous avez travaillé ensemble, Daufin et vous, et tous les deux on vous retrouve sous des sculptures, à deux mois d’écart. Vous avouerez que ça suffit pour faire le lien.

— Oui, ça on est obligé de le reconnaître. Sauf que j’ai eu plus de chance que lui.

— C’est bien Mlle Le Money qui s’occupait de l’inventaire de la collection.

— Ça lui a déjà pris dix ans, sans compter les dix à venir.

— Sûrement pas, je me suis chargé de faire accélérer le processus. Personnellement je n’avais jamais vu un capharnaüm pareil. Dès la semaine prochaine on va placer une équipe pour répertorier le moindre grain de poussière de l’entrepôt. Il faut savoir exactement ce qui intéressait l’agresseur.

Tu parles… Depuis le temps qu’elle les attendait, Véro, ses stagiaires… Je leur souhaite bon courage, aux petits nouveaux. Il leur faudra plusieurs mois avant de réaliser qu’une misérable toile roulée a disparu. Même Véro n’a jamais entendu parler des Objectivistes.

Un de ses sbires entre et lui demande s’il veut un café. Delmas refuse et me le propose. J’accepte.

— Dites… Vous faites quoi, en ce moment ?

J’ai compris que c’était la question la plus importante. Qu’il m’a fait venir juste pour ça. Il me faut un petit instant avant de retrouver un peu de naturel, juste le temps de casser le sucre en deux, coincé entre mes doigts. Un geste dont je m’acquitte de mieux en mieux. Histoire de montrer au commissaire que, dans mon cas, les lois les plus pénibles sont celles de l’ergonomie. Parce que les autres, celles qui justifient son exercice et déterminent ma liberté, celles qu’on applique sans savoir et qu’on viole sans plaisir, celles qui généralisent les cas d’espèces, toutes celles-là me concernent à peine.

— Pas grand-chose. J’essaie de devenir gaucher.

— C’est difficile ?

— C’est long. Vous êtes quoi, vous ? Droitier ?

— Oui.

— Eh bien vous faites partie des neuf dixièmes de l’humanité, et ça vaut mieux, parce que vous connaissez comme moi les problèmes des minorités. Moi, en ce moment, j’essaie de me faire une petite place chez le dixième qui reste. Mais je sais déjà que je ne bénéficierai jamais du circuit court des gauchers.

Il n’a pas l’air de savoir ce que c’est. Même pas le temps d’expliquer, il embraye. Cet homme se contrefout du circuit court. Ce centième de seconde de rapidité dans le temps de réponse, ça suffit pour trouver cinq gauchers sur six dans l’équipe de France d’escrime, et trois gauchers sur cinq dans le classement mondial des tennismen. Et je n’en jouirai jamais, de cet infime petit avantage. Il faut être né avec. Mais ça, il s’en fout, le commissaire…

— Vous allez retravailler à la galerie ?

— On verra. Pour l’instant je veux évacuer un peu tout ça.

Après un petit silence agacé, il s’est tourné vers la fenêtre, calmement. Ça m’a gêné de ne plus voir ses yeux.

— Je vais le retrouver.

Inutile de demander qui. Ça a sonné comme une gageure. Un rendez-vous. Il l’a dit pour moi ? Contre moi ? Impossible de savoir.

— Je ne vais m’occuper que de lui. Les Post-Impressionnistes peuvent attendre.

J’ai souri à cette dernière phrase qui, hors contexte, résume tout le drame de Van Gogh. Ça m’a permis de trouver une ouverture pour lui poser une question qui m’intrigue depuis notre première entrevue.

— Mais vous… Vous aimiez la peinture avant la police, ou bien l’inverse ? Je veux dire… comment c’est venu, cette spécialité ?

Après un long silence il s’est retourné, toujours calme, un peu ailleurs.

— On n’atterrit pas dans ce bureau par hasard.

J’ai cherché des yeux un indice quelconque, sur le bureau, sur ses murs. Et je n’ai rien trouvé, pas même une affiche.

— Vous devez vous tenir au courant de ce qui se passe dans Paris, non ?

— Je n’ai pas le temps, je rate toutes les expos que j’ai envie de voir… Avant de rentrer dans la police je voulais… En 1972 j’étais allé voir une expo de Francis Bacon… J’étais déjà flic… Vous connaissez Bacon ? Il paraît que l’envie de peindre lui est venue presque par hasard, en voyant des Picasso…