Et la chaîne s’est arrêtée là, j’ai pensé.
— Ça doit être bien, comme boulot.
— Parfois oui, mais le gros c’est le recel, les faux, les vols, enfin, vous voyez, quoi.
— Vous devez voir de sacrés trucs, non ?
En disant ça j’ai réalisé que je posais exactement la même question aux taxis de nuit, histoire de parler d’autre chose que du temps.
— Ouais… Des fois… Il y a des obsédés partout mais dans le domaine des arts c’est vrai qu’on est servis.
Si je demande des détails il va couper net et redistribuer les vrais rôles.
— Une fois j’ai pisté un type étonnant, grand spécialiste de Picasso, et son seul signe particulier, c’est qu’il avait « les Demoiselles d’Avignon » tatoué sur le haut de l’épaule. Vous imaginez les vérifications auprès des suspects, quand on veut faire une enquête discrète ? Il n’y a pas longtemps on a coincé un Rembrandt dans le métro. Oui, un Rembrandt, roulé dans un tube en carton. Répertorié nulle part. Des comme ça on n’en a pas tous les jours… Bon, bref, je vais suivre de très près tout ça et j’aimerais bien que nous restions en contact, je peux avoir besoin de vous. Il se peut qu’il n’y ait aucun rapport entre votre affaire et la mort de M. Daufin mais je n’y crois pas beaucoup. Je ne vous retiens pas plus longtemps.
— À qui je peux demander des nouvelles de Véro ?
— À l’hôpital Beaujon, mais il est impossible de la voir pour le moment. Elle y restera quelques jours, je pense. Avec les dépressions nerveuses, on ne peut pas savoir.
Un peu abasourdi, je suis sorti de son bureau et l’ai remercié, bêtement.
Delmas m’a traité comme une personne normale, pas comme une victime, et ça change de la gêne bienveillante à laquelle j’ai droit depuis mon accident. Ça prouve que le monde ne s’arrête pas au bout de mon poignet gauche.
J’ai terminé une bouteille de chablis trop fraîche, un peu âpre, et je suis retourné à ma table où tout le butin de paperasse froissée est étalé. Pas grand-chose, en fait, mais rien que du bon. Le Salon de la jeune peinture s’est déroulé en mars, dans le dossier de presse on trouve quelques articles sur les tendances générales, mais trois d’entre eux font état de l’intervention sauvage datant du 27, de quatre individus incontrôlés et sans scrupules. Le papier le plus intéressant est celui d’Art libre de juin, un canard qui n’existe plus. Et c’est dommage.
(…) Et puis, dans le ronronnement général qui semblait être le révélateur immédiat du contexte pictural parisien, nous avons connu la fracture. Quatre garçons ont fait irruption dans les salles en fin de soirée. Quand maîtres et élèves s’abandonnaient au satisfecit, ces quatre-là ont balancé un pavé dans la mare du consensus et du bon aloi. Ils ont hurlé la mort des galeries et de leurs chiens de garde, les « petits patrons de l’art ». Ils ont décroché des toiles pour exposer les leurs, ils ont distribué des tracts et insulté copieusement les exposants. (…)
Une autre revue reproduit le tract en question.
Puisque l’art est mort, faisons-lui de vraies funérailles !
Nous, les Objectivistes, nous proclamons que l’art a été tué par les petits patrons, galeristes, critiques et autres instances de légitimation.
Les Objectivistes n’iront pas se couper la moindre oreille.
C’est trop tard.
Les Objectivistes ne revendiqueront jamais rien, ils n’existent pas, ils ne spéculeront JAMAIS sur le nom d’un de ses membres.
Le Salon de la jeune peinture n’est qu’un mouroir de l’esthétique.
C’est les Beaux-Arts qu’on assassine.
Et c’est tant mieux.
Dans le troisième on trouve le compte rendu de la fin de soirée. Scandale chez certains et vif intérêt chez d’autres.
Un des exposants, se voyant insulté plus encore que les autres, a tenté de prévenir la police mais les organisateurs ont réussi à juguler le climat de violence qui menaçait de plus en plus leur salon. En revanche, Edgar Delarge, propriétaire de la galerie Europe, bien connu pour être à l’affût de nouveaux talents — on ne sait trop s’il confond talent et provocation — s’est déclaré intéressé ( !) par les jeunes pseudo-révolutionnaires. Les quatre individus, dont le seul mérite est d’être fidèles à leurs prises de position, l’ont renvoyé bruyamment à ses « marchandages nauséeux de la fiente sur toile » (sic).
J’avais tellement besoin qu’ils aient existé.
À quatre ils ont réussi à foutre ce bordel. Chemin a beau perdre ses dents, il a encore une solide mémoire. Tout y est : le berceau des Beaux-Arts, la rébellion, le crachat à la gueule des petits patrons, le mépris pour les fonctionnaires en place, l’anonymat et la non-revendication de leurs propres œuvres. Morand était là avant qu’il ne soit Morand.
Et puis il y a ce galeriste, Delarge, un « petit patron », comme les autres, mais celui-là n’a pas eu froid aux yeux en se « déclarant intéressé ». Il fallait vraiment être cinglé ou aimer le scandale, ou aimer les Objectivistes pour défier leur insolence. C’est là où je peux continuer à fouiller, parce que, mine de rien, leur agression du 27 juin a porté ses fruits, ne serait-ce qu’au niveau de la commission d’achats. Et pourquoi n’auraient-ils pas fait une seconde entorse à leur prétendue intégrité ? Delarge se souvient sûrement, il pourrait me raconter sa confrontation avec eux, ou même me les décrire physiquement, il a peut-être vu leur atelier ou suivi le reste de leur production. Il me dirait en tout cas ce qui lui a tant plu chez ces jeunes terroristes. Et quand je pose les yeux pour la millième fois sur l’Essai 30, j’aimerais qu’un autre, plus précis, plus passionné, me dise avec des mots simples ce que je ressens. Chemin aurait pu être celui-là, mais son regard a fui depuis longtemps dans un chromo des Everglades. Et je dois tout savoir, parce que derrière cette toile, il y a un fou, une âme tordue qui écrase les souvenirs, un coupeur de main et un fracasseur de crâne. Un gentleman au cutter. Un dément qui parle dans le noir. Et je le trouverai avant Delmas.
Sans doute pour me prouver que j’étais encore capable de sentiment pour des êtres vivants, et surtout pour tenter de resserrer des liens qui n’appartiennent qu’à moi avec des gens qui n’appartiennent qu’à moi, je me suis remis à la machine à écrire. Je me suis senti inspiré par un style pouvant traduire une langueur douce et délicatement pastel, sans négliger pour autant un fort degré de réalisme. À savoir : l’impressionnisme.
Chers vous deux
Je ne vous ai pratiquement jamais écrit, et le sort a voulu que, si j’en prends la peine, aujourd’hui, ce n’est que d’une seule main. Je traverse des zones troubles, où vous êtes, malgré l’éloignement, mes seuls points de repère. Il faut laisser un peu de temps s’écouler, avant d’y voir plus clair. Je regrette le soleil, la mer, que vous n’avez jamais cherché à quitter.
Une voix d’homme.
— Galerie Europe, bonjour.
— Je voudrais parler à M. Delarge.
— C’est pour… ?
— C’est pour un entretien.
— … Vous êtes journaliste ? C’est pour Beaubourg ?
— Non, pas du tout, je cherche des renseignements sur le Salon de la jeune peinture de 1964 et je crois qu’il y était. Vous pouvez me le passer ?