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— Pourquoi tu bois jamais ? demande Jacques.

Le hall se remplit d’un brouhaha typique. Les gens s’agglutinent autour de l’énorme sculpture de l’entrée.

— J’aime pas le champagne.

Et c’est faux. J’adore ça. Mais passé dix-huit heures, il faut que je sois le plus clair possible. La soirée va être longue. Pas ici, mais pas loin. À quelques centaines de mètres. Mais ce serait trop long de leur expliquer.

Jean-Yves lève le nez d’un catalogue et le referme.

— La toile jaune s’intitule Essai 30, et c’est la dernière œuvre de Morand.

— Pourquoi, la dernière ?

— Il est mort pas longtemps après, d’un cancer. Et aucune autre ne s’intitule « Essai ». C’est bizarre de ne peindre que du noir et finir par du jaune.

— Oh ça, c’est les insondables mystères de la création, je dis. Va savoir ce qui se passe dans la tête d’un peintre. À fortiori, s’il a entendu parler de son cancer. Ça ne l’a pas empêché de faire des sculptures au chalumeau, alors, pourquoi pas le jaune…

Mais Jean-Yves a raison. La toile est bizarre. Ce qui m’intrigue plus encore que la couleur, c’est le dessin. Tout le reste de la production de Morand est purement abstrait, hormis cette flèche d’église d’une incroyable précision… J’ai vraiment l’impression d’avoir déjà vu cette incidence entre la couleur et l’objet. C’est drôle, on a l’impression que le peintre a voulu conclure son œuvre en niant tout ce qu’il avait fait précédemment, avec une touche de… une touche de vie… Mais je n’ai pas le temps de m’attarder là-dessus. L’heure tourne.

— Tu restes pas ? fait Jacques.

— Je peux pas.

— Tu restes jamais. Après six heures tu files comme un lapin ! On te voit plus ! Un jour tu me diras ce que tu fais après six heures. T’es amoureux ?

— Non.

— Alors quoi ?

Je commence ma vie, c’est tout. Ma vie est ailleurs. Elle débute après dix-huit heures et finit tard dans la nuit.

Je prends mon manteau et salue tout le monde à la cantonade. De toute façon, je m’ennuie toujours aux vernissages. Liliane me demande de venir demain pour remplir ma fiche horaire et passer à la caisse. Un gros bisou à toute l’équipe et un long au revoir à l’Art contemporain. Maintenant je m’occupe de mon art à moi.

M. Perez, le concierge, me voit filer.

— Alors, la jeunesse ! On court retrouver les copains !

— Eh oui ! À demain ! dis-je pour écourter, comme d’habitude.

Et c’est parti…

Je sors de la galerie et fonce vers la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Les jours rallongent, les réverbères ne sont pas encore allumés. Vive février, surtout la fin. Un bus passe, je traverse au vert. Je coupe l’avenue Hoche en relevant le col de mon manteau, l’hiver est tenace. Place des Ternes, le marché aux fleurs embellit de jour en jour, les écaillers de la brasserie jettent des poubelles de coquilles, c’est encore la saison. Ce soir, je suis de bonne humeur. Et je vais casser la baraque.

Avenue Mac-Mahon. Une R5 me klaxonne, je ne prends jamais les clous, tant pis.

J’y suis.

Je lève la tête avant d’entrer, juste pour voir l’enseigne géante du temple. Mon temple.

ACADÉMIE DE L’ÉTOILE

Je grimpe les escaliers, deux étages pour arriver à la salle. Je respire un grand coup, essuie mes mains aux revers du manteau, et entre.

Les lumières, le bruit, l’odeur, le va-et-vient. Je suis chez moi. Benoît et Angelo poussent un cri de bienvenue, les joueurs perchés sur la mezzanine baissent les yeux vers moi, je brandis la main très haut, René, le gérant, me tape dans le dos et Mathilde, la serveuse, vient prendre mon manteau. Ça joue, ça fume, ça rigole. J’ai besoin de ça, tous ces éclats de vie, après mes heures de concentration sur des clous et des crochets X. Le public n’est pas le même que celui des vernissages. Ici, il ne pense à rien, il oublie même le jeu, il chahute, il peut rester muet pendant des heures. Et moi je suis un drogué qui redevient lui-même après la première dose, à la tombée de la nuit. Avec le bonheur en plus. Tous les néons sont allumés au-dessus des billards, sauf le № 2. Il est réservé. Je repère un gamin qui se lève timidement de sa chaise pour venir vers moi. Je ne sais pas pourquoi il me fait penser à un gamin, quand il a au moins mon âge. La petite trentaine. Il ouvre à peine la bouche et je le coupe d’emblée, en restant le plus courtois possible.

— On avait rendez-vous à dix-huit heures, hein ? Écoutez… je suis très ennuyé, ce soir il y a une partie avec le vice-champion de France, je ne joue pas mais je ne veux pas la rater. Je vous ai fait venir pour rien…

— Heu… c’est pas grave, on peut remettre le cours à demain, il dit.

— Demain… ? Oui, demain, pour la peine je ne vous ferai pas payer. Vers dix-huit heures, comme aujourd’hui.

— C’est O.K… Mais pour ce soir, je peux rester ? Je veux dire… je peux regarder ?

— Bien sûr ! Profitez-en plutôt pour louer une table et entraînez-vous, faites une série de « coulés ».

Pour plus de clarté je positionne les boules que vient d’apporter René.

— Pas plus de vingt centimètres entre les blanches, et pour la rouge vous variez la largeur, au début une main d’écart avec celle que vous tapez. Pour l’instant vous ne vous occupez pas du rappel.

— C’est quoi, le rappel ? Vous me l’avez déjà dit mais je…

— Le rappel c’est jouer le point en cherchant à réunir les boules le plus possible, pour préparer le point suivant. Mais ça, on verra plus tard, hein ?

Je joue le point lentement et garde la position pour qu’il mémorise le mouvement.

— Le plus important c’est de rester bien parallèle au tapis, j’insiste là-dessus, un tout petit peu d’angle et c’est foutu, O.K. ? Vous tapez le haut de la bille avec un tout petit peu d’effet à gauche et vous coulez.

Je n’ai pas envie de répéter une fois de plus tous les phénomènes qui se cachent derrière le mot « couler ». Au dernier cours ça m’a pris une bonne heure. Et puis il y a un moment où la formulation ne sert plus à rien, on le sent ou on ne le sent pas, et ça vient petit à petit. Le gamin, pas vraiment à l’aise, s’empare de sa queue de billard toute neuve, passe un trait de craie bleue au bout du procédé, et remet les billes en place. Je regarde ailleurs pour ne pas le gêner.

À la table n° 2 tout semble prêt. René vient d’enlever la bâche et brosse le velours. Langloff, le champion, visse sa flèche d’acajou dans un coin de la salle. Il habite en lointaine banlieue et ne vient que très rarement à Paris, juste pour le championnat de France ou les parties d’exhibition, et parfois, comme ce soir, pour visiter ses anciens copains. Il a un jeu un peu austère, pas de fioritures, mais une technique qui lui a fait gagner le titre à trois reprises. Il avait trente-six ans, à l’époque. À chaque fois que je le vois jouer je lui vole quelque chose. Un tic, un geste, un coup. Il me faudra encore des années de boulot avant d’atteindre ce niveau, c’est ce que me dit René. Mais il sent que ça vient.

En fait, je ne suis pas venu juste pour voir. Je sais que Langloff aime jouer à trois, et René a promis de me proposer, pour la partie de ce soir. J’y pense depuis une semaine. C’est pour ça que j’avais le feu aux fesses, en sortant du vernissage.

René discute avec Langloff. Je repère son manège, il lui parle de moi, je croise les bras, assis sur la banquette en regardant le plafond. C’est pas évident de jouer avec un jeune. Je comprendrais tout à fait qu’il refuse.

— Hé, Antoine ! Viens par là…

Je me lève d’un bond. René fait les présentations. Langloff me serre la main.

— Alors, c’est vous l’enfant prodige ? René me dit que vous avez la dent dure, pour un gamin.