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Léger flottement. S’il n’avait pas été là, on me l’aurait tout de suite fait savoir. Je me suis même demandé si…

— … Heu… il ne reçoit que sur rendez-vous mais en ce moment il a beaucoup de travail. Qu’est-ce que vous voulez savoir, au juste… ?

J’ai senti le réflexe de défense. Aucun doute, il a beau parler de lui à la troisième personne…

— C’est difficile de s’étendre au téléphone. Je peux prendre un rendez-vous et venir à la galerie ?

— Vous ne le trouverez pas. Qu’est-ce que vous voulez savoir sur le Salon de la jeune peinture ?

— Le plus simple serait que je passe.

— Pas en ce moment ! Comment vous appelez-vous ?

— Je rappellerai plus tard.

J’ai raccroché avant qu’il ait le temps de refuser une troisième fois. Je pensais bien manœuvrer en téléphonant d’abord, et je me suis gouré. Je ne peux pas prévoir toutes les erreurs tactiques. Il ne me reste plus qu’à foncer illico là-bas, histoire de le cueillir à chaud, sans qu’il ait eu le temps de se retourner. Sa galerie est située dans le Marais, rue Barbette, pas trop loin de chez moi. C’est bien le comble, mais la tendance picturale gagne de plus en plus de terrain dans mon quartier. Beaubourg a fait des petits.

J’y suis en moins de cinq minutes, il n’a pas pu partir entre-temps. Au 59 il n’y a qu’une plaque « Galerie Europe », il faut passer sous un porche pour accéder à la salle d’expo. Dans la cour, au milieu de vieux immeubles, on reçoit en pleine poire le bleu très clair des deux étages qui jouxtent l’entrée C. La porte de la galerie est superbement conçue, verre et métal, une demi-tonne par battant, mais il suffit de l’effleurer pour l’ouvrir. À l’intérieur, presque rien. C’est la mode. On privilégie le vide, on garde la pierre d’origine, à nu mais impeccablement remise à neuf, un sol gris éléphant, on dirait un glacis versaillais, une patinoire. Et puis, au loin, tout de même, quelques pièces accrochées avec élégance. Le bureau d’accueil est encastré dans un mur pour ne pas gêner la perspective. J’ai l’impression d’être absolument seul sur un îlot de modernité. Un naufragé baroque et mal fagoté dans un océan de dépouillement. Je feuillette le livre d’or et reconnais quelques signatures, les mêmes qu’à la galerie de Coste, la faune des vernissages. À côté il y a la liste de l’écurie Delarge, son catalogue d’artistes, et en parcourant les noms de ses poulains je comprends mieux pourquoi il n’a pas besoin de faire dans le tape-à-l’œil. Sa collection réunit au moins quatre ou cinq artistes parmi les plus cotés du moment. Il est évident que cet homme a autre chose à faire que perdre du temps avec des fouineurs de mon espèce. Et quand on a dans son écurie des types du genre de Lasewitz, Béranger ou Linnel, pour ne citer que ceux qui m’évoquent quelque chose, on fait la pluie et le beau temps dans les cotations. J’ai déjà accroché une pièce de Lasewitz, des cadres vides superposés pour suggérer un labyrinthe. Dix minutes pour les accrocher, trois heures pour comprendre l’ordre… Béranger fait des caissons lumineux, il photographie ses pieds, son nez, son ventre grassouillet, il en tire des agrandissements géants et les éclaire dans des boîtes bourrées de néons. La photo passe de 15 grammes à 120 kilos, et il faut six hommes pour la positionner avec des sangles. Linnel est aussi un nom qui me dit quelque chose, sans vraiment savoir ce qu’il fait. À priori j’ai l’impression qu’il fait partie des rares qui utilisent encore des couleurs et un pinceau.

— Je peux vous renseigner ?

Elle a surgi de derrière trois colonnes de parpaings qui font office de communication avec un bureau annexe. Une très jolie jeune femme aux cheveux roux clair et aux yeux bleus. Elle n’a pas le physique idéal pour éloigner les fâcheux.

— J’aimerais rencontrer M. Delarge.

Elle range les quelques dossiers sur le bureau, juste pour s’occuper les mains.

— Vous avez rendez-vous ?

— Non, mais on peut en prendre un tout de suite.

— En ce moment ce n’est pas possible, il prépare une exposition à Beaubourg, il est en plein accrochage.

À d’autres… Je regarde derrière les parpaings sans douter une seconde que Delarge y est planqué. Avec ce système de colonnes vaguement biseautées on peut contrôler les allées et venues dans la galerie en évitant de passer son temps dans la salle s’il n’y a personne.

Delarge m’a vu entrer. Je le sens là, pas loin, tapi. Qu’est-ce qu’il a à craindre ? J’ai été trop direct ? Je n’aurais peut-être pas dû parler de l’année 64. La trouille ? Ces stratégies commencent à devenir pénibles, impossible d’avoir un renseignement sans déclencher tout un processus de suspicion. Et moi je finis par entrer dans cette peur paranoïaque du trop dit et du pas assez.

— Repassez dans une quinzaine, et téléphonez d’abord. Il aura peut-être un moment.

Téléphoner ? Non, merci. Maintenant je ne préviens plus.

— C’est quoi, comme expo, à Beaubourg ?

— Linnel, un de nos artistes. Du 8 au 30 avril.

— Trois semaines ? C’est la gloire… Ne va pas à Beaubourg qui veut…

En disant ça je revois bien la pancarte « Expo en cours de montage » aperçue hier, à Beaubourg, et les deux accrocheurs sens dessus dessous.

Avec une petite nuance de satisfaction, elle laisse échapper un : « eh non… ! »

C’est vrai. Pour un artiste vivant, c’est le Panthéon. Après Beaubourg on ne peut plus espérer que le Louvre, quelques siècles plus tard.

— Laissez votre nom et vos coordonnées sur le livre d’or, je lui parlerai de votre visite…

Elle me tend le stylo et je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est un geste malin.

— Je ne signe jamais les livres d’or.

Elle lance le stylo sur la table avec un ostensible mépris.

— Tant pis pour vous…

— En revanche je prendrais bien une invitation pour le vernissage de Beaubourg. Il faut absolument une invitation, non ?

— Désolée, j’ai tout donné…

— Ce sont des œuvres de Linnel, ça ?

— Non, ce sont des œuvres qui font partie de la collection personnelle de M. Delarge. Il tient à les montrer au public, de temps en temps, au lieu de les enfermer dans un coffre. Elles sont faites pour être vues, n’est-ce pas ?

Si j’avais lu les signatures au lieu de poser des questions idiotes… Une petite toile de Kandinsky, un collage de Braque, je ne connais pas le troisième, et c’est sans doute normal pour un type incapable d’identifier les deux premiers.

*

Je n’ai pas vraiment le choix. Ce vernissage de Beaubourg est pour après-demain soir et je ne dois pas espérer coincer Delarge avant. Ni même après, il se débrouillera comme un chef pour m’éviter s’il en a envie. Quelque chose l’inquiète, et pour savoir quoi je dois lui demander, de visu, c’est tout. Il a réussi à placer un poulain à Beaubourg, et pour un marchand c’est plus qu’une victoire, c’est une apothéose. Sans parler de la mine de fric que ça va lui rapporter. Il y sera dès l’ouverture, à ce vernissage, vu que c’est lui qui invite. Ça va parler tarif, il y aura des dizaines d’acheteurs potentiels, ceux qui ont déjà et ceux qui n’ont pas encore de « Linnel » dans leur collection. Delarge ne pourra pas m’éconduire au milieu de tous ces gens.

— Allô, Liliane ?

— … Antoine… Mais… Ça va ?

— Coste est dans la galerie ?

— Non.

— J’ai besoin d’une invite pour l’expo Linnel, après-demain soir.

— On l’a reçue y’a deux jours, mais c’est celle de…

— De la patronne, je sais. Et je la veux. Je la veux vraiment. T’as qu’à jouer le retard de courrier. Elle l’a déjà vue ?

— Tu fais chier, Antoine.