— Elle rentrera de toute manière, c’est pas le genre à rester bloquée à la porte de Beaubourg, la grande Mme Coste.
— Tu disparais, on entend plus parler de toi, et t’appelles quand t’as besoin.
— J’ai besoin.
— Tu passes la chercher ?
— Tu me l’envoies ?
— T’es vraiment con.
— Je t’embrasse… Et ça fait longtemps que je n’ai pas embrassé quelqu’un…
Deux jours d’attente. Non, même pas. De recul. Avec la trouille de recevoir un coup de fil de Delmas m’annonçant un truc capital, un sérieux progrès dans son enquête. Rien ne serait plus dramatique pour moi. Je ne suis pas sorti beaucoup. L’espace d’une heure j’ai cru pouvoir retourner à l’académie, persuadé de leur devoir une explication, à tous, Angelo, René, Benoît et les autres. Mais je n’ai pas osé.
Nous sommes mardi, dix-sept heures, et je reviens de chez le voisin qui m’a fait un nœud de cravate. Il n’a pas paru surpris. Pour le vernissage j’ai pensé que ma tenue habituelle serait un peu déplacée. Dans ce genre de réceptions on parle moins facilement à un clochard, moi-même je me méfierais d’un type qui porte une veste qui bâille à mi-cuisse sur un pantalon informe en velours vert. Ce coup-ci j’ai fait des efforts en ressortant ma panoplie des vernissages de chez Coste. Je me suis rasé avec une vraie lame, j’en avais envie. Sans me couper une seule fois.
On entre par la rue du Renard pour éviter les va-et-vient du parvis. Je montre mon carton à deux types habillés en bleu qui me souhaitent une bonne soirée. Je repense à tous les vernissages que j’ai fuis, chez Coste, sans même goûter au plaisir du travail accompli. Jacques m’en voudrait s’il me voyait ici, avec une cravate. Une espèce d’hôtesse me donne un dossier de presse puis m’indique les escaliers pour accéder à la salle d’expo. En haut, une trentaine de personnes, certains sont déjà en plein commentaire, comme s’ils avaient déjà fait le tour des murs. C’est logique, le public des vernissages ne vient pas pour voir de la peinture, parce qu’il est presque impossible de visiter une expo dans un pareil brouhaha, avec des silhouettes qui obturent le champ de vision et des verres de champagne vides sur les rebords de cendriers.
En attendant le coup d’envoi des festivités, je vais me balader un peu dans le show, non pas pour voir ce que fait Linnel, non, ça je m’en fous un peu. Mais juste pour admirer, voire critiquer, le travail de l’accrocheur.
Des toiles de 1,50 m sur 2, des huiles. Gants blancs obligatoires. Beau boulot, excepté une pièce qu’il aurait fallu relever de 20 centimètres à cause de la plinthe un peu trop voyante. Et puis une autre, plus petite, qui aurait mérité d’être à hauteur des yeux. Dans une des salles je sens une urgence au niveau de la lumière, un spot qui fait une ombre un peu dégueulasse sur un bon morceau de toile. Autre détail fâcheux, mais inévitable : les malheureuses tentatives de camouflage des extincteurs. Aucune couleur au monde ne peut rivaliser avec le rouge vif de ces délicats instruments, c’est le drame des galeristes. Les cartels avec le titre et la date sont cloués trop près des toiles, Jacques s’arrangeait toujours pour les faire oublier. Sinon, rien à dire, belle exhibition. Avec mon collègue, il nous aurait fallu trois jours, maximum. On préférait la difficulté, à raison d’une astuce par œuvre, les bulles de verre qui tiennent en équilibre sur une pointe, les mobiles suspendus sans attaches apparentes, les chaînes de vélo au mouvement perpétuel, les fresques aux effets d’optique, tout ce qui est fragile, cassant, sibyllin, délirant, drôle et pour tout dire, inaccrochable.
Le bar est ouvert, je le sens au subtil reflux qui s’amorce alentour. Je m’insinue dans la vague. Dans la salle du buffet, le bruit. Un concert loghorréen ponctué d’interjections et de rires discrets. Quelques têtes connues, des critiques, des peintres pas bégueules, un détaché du Ministère. Très lentement je pivote sur moi-même en branchant mon sonar. Et à quelques mètres du magma agglutiné autour des verres, je perçois un indubitable bip-bip. En parcourant le dossier de presse je tombe sur une photo prise à la Biennale de São Paulo, une brochette d’artistes posant en photo de classe avec un Delarge trônant debout à droite, comme l’instituteur. Il est là, en chair et en os, à quelques mètres, avec deux autres types un peu plus jeunes. Linnel est à sa droite. Il joue son rôle d’artiste au vernissage : serrer les mains qu’on lui tend, remercier les enthousiasmes divers sans se soucier de leur teneur en sincérité. Un artiste à l’honneur peut ne pas sourire et ne pas parler, c’est un de ses rares privilèges. Il doit cependant accepter les rendez-vous des journalistes mais préfère éviter les acheteurs, d’autres sont là pour ça. Alain Linnel semble jouer le jeu, mollement, un peu grave, un peu affecté, un peu ailleurs. On leur apporte des verres, je m’approche et stationne à un mètre d’eux, de dos, les oreilles grandes ouvertes, en faisant mine de me frayer une place vers le buffet.
J’ai de la chance. Très rapidement je saisis la situation, je ne m’étais pas trompé, le plus âgé c’est Delarge, il présente son poulain à un critique d’art, le dénommé Alex Ramey. Sûrement l’un des plus redoutés sur la place de Paris, le seul capable de ruiner une expo avec deux ou trois adjectifs, je me souviens d’un de ses papiers sur une expo de Coste. L’article était tellement incendiaire qu’un bon paquet de visiteurs étaient venus juste pour confirmer l’étendue du désastre.
Mais le critique aime, ce soir, et manifestement, il veut le dire à l’artiste, et bientôt, à ses lecteurs.
— Demain, pour l’interview, ça vous arrange ?
Légère hésitation, rien ne vient. Delarge, bourré de bienveillance et toujours radieux, insiste gentiment.
— Alors, Alain ! Tu vas bien trouver un moment, demain…
Toujours rien. Même pas un bafouillement. Je me retourne pour jeter une œillade sur une situation qui semble pour le moins tendue. Et là, je me rends compte que je me suis, aussi, un peu trompé.
— Non. Je ne trouverai pas un moment pour ce monsieur.
Je dresse la tête en essayant d’imaginer celle d’un marchand comme Delarge aux prises avec un artiste capricieux qui s’offre le luxe de refuser une interview dès le lendemain du vernissage.
— Tu plaisantes, Alain…
— Pas du tout. Je ne répondrai pas aux questions d’un individu qui m’a traité de « décorateur » il y a quatre ou cinq ans. Vous vous souvenez, monsieur Ramey ? C’était une petite expo à l’ancienne galerie, dans l’île Saint-Louis. Et toi aussi tu t’en souviens, mon bon Edgar, fais pas celui qui a tout oublié maintenant que je suis à Beaubourg. À l’époque tu l’avais traité de salaud, fais pas semblant…
Dans mon dos, ça pèse des tonnes. J’en profite pour saisir une coupe bien pleine. Que je descends en trois gorgées. Ramey est toujours là.
— Écoutez, ne me faites pas le procès de la critique, on connaît la rengaine… Votre peinture a évolué et le regard sur votre travail aussi.
— C’est vrai, Alain… On ne va pas entrer dans un jeu de susceptibilités, reprend Delarge.
— Qui « on » ? Tu as toujours dit « on » pour dire « tu ». Ce monsieur peut me traîner dans la merde demain matin, il peut « nous » traîner dans la merde, ça me ferait plutôt plaisir. Sur ce, je vais me chercher une autre petite coupe.
Delarge emmène Ramey par le bras et se lance dans une explosion d’excuses. Je saisis un autre verre et le vide cul sec. Après un coup pareil, Delarge ne supportera pas la moindre question venant d’un emmerdeur de mon espèce. Le brouhaha s’accentue, le champagne continue à couler, la cohue s’agite sensiblement, Linnel serre d’autres mains en riant franchement, il n’a pas que des ennemis, je ne le quitte pas des yeux, un type un peu bedonnant lui tape sur l’épaule, il se retourne, lui serre la main et reprend sa conversation sans se soucier du nouveau venu qui reste comme deux ronds de flan. Et je connais cette tête, comme tout le monde ici, apparemment. Un peintre ? Un critique ? Un inspecteur ? J’ai envie de savoir, et sans la moindre gêne je demande à ma voisine de champagne si elle connaît l’individu. Franchement à l’aise, déjà éméchée, elle me répond comme si je débarquais d’une autre galaxie.