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— C’est Reinhard… Vous avez vu passer du sucré ?

— Reinhard… Le commissaire-priseur ?

— Bien sûr ! Chez Dalloyau je préfère le sucré.

— Écoutez, je vois un plateau, vers la gauche, si vous pouvez me ramener des pains de mie au saumon, on passe un marché.

Elle sourit, nous faisons l’échange, elle commande deux autres coupes pour faire passer le reste.

— Belle expo, elle me fait.

— Je ne sais pas, dis-je, la bouche pleine.

Elle éclate de rire. Ma manche droite est bien enfouie dans la poche. Au milieu de tous ces mondains ça peut passer pour une pose un peu snob. Un genre. Elle enchaîne fébrilement les mini-éclairs au café et j’en profite pour m’esquiver. Reinhard discute avec Delarge, encore fumasse. Ce coup-ci, je décris une parabole dans l’espace pour finir ma course devant la toile située le plus près d’eux. Je me souviens d’une conversation avec Coste sur la lignée des Reinhard, commissaires-priseurs de père en fils depuis que la profession existe. Il authentifie, estime et vend une bonne partie de ce qui défile à la salle des ventes de Drouot. Quel beau métier que celui-là. Donner des coups de marteau à dix mille balles… De quoi faire douter Jacques et toute sa boîte à outils.

Delarge, agacé, lui parle à mi-voix et je ne saisis qu’une phrase sur deux.

— Il fait chier, tu comprends… deux ans que je prépare Beaubourg… et la commande publique, avec tous les emmerdes qu’on a… !

Bon, résumons-nous, Delarge a des soucis avec un poulain qui a l’air de facilement se cabrer. Reinhard, autre pur-sang, mais dans un autre champ de courses, est dans la confidence. Tout ça ne fait pas avancer mes affaires d’une seule longueur. Il faut que je me décide à coincer le marchand avant que son vernissage ne parte à vau-l’eau, lui faire cracher ce que je peux, et rentrer chez moi. Le champagne m’a un peu chauffé les tempes et la patience ne va pas tarder à me faire défaut. Reinhard s’éloigne en direction de Linnel, c’est le moment ou jamais pour entreprendre Delarge. Je lui tapote le haut du bras, il se retourne et accuse un léger mouvement de recul. L’alcool, bizarrement, m’a facilité la tâche.

— Vous ne me connaissez pas et je ne vais pas vous ennuyer longtemps, j’ai essayé de vous joindre à votre galerie pour parler avec vous d’un truc qui remonte à 1964. Le Salon de la jeune peinture. J’ai lu dans un dossier de presse que vous y étiez, et je voudrais savoir…

Il détourne le regard, ses joues rougissent comme celles d’un gosse, ses mains tremblent comme celles d’un vieillard. Il m’a déjà cent fois envoyé rôtir aux enfers.

— Je ne peux pas vous… J’ai beaucoup de gens à voir… je…

— Vous avez parlé avec un groupe, ils étaient quatre, « Les Objectivistes », vous vous êtes intéressé à leur travail. Je voulais juste avoir quelques souvenirs, essayez de chercher…

— … Les quoi ?… 64, c’est loin… Peut-être… Il y a vingt-cinq ans… je commençais à peine… Le journaliste a sûrement dû confondre… De toute façon je n’allais jamais au Salon de la jeune peinture, ni même à la Biennale de Paris… Je ne peux pas vous être utile…

Je le retiens par la manche mais il se dégage et file sans rien ajouter. Il retourne vers Linnel et Reinhard. Ils ont cessé de me fixer quand je les ai regardés. Seul Linnel garde les yeux rivés sur moi et me détaille de pied en cap, j’ai la sale impression qu’il s’arrête au bout de mon bras droit, enfoui. Il ricane ? Peut-être… Je ne sais plus sur quoi poser les yeux, une crampe me mord l’avant-bras, mais maintenant je sais que quelque part, dans cette cohue, il y a ce que Delmas appellerait : un foyer de présomptions.

Tout à coup je me sens petit, infirme, j’ai peur de perdre ce qui me rendait fort, le bonheur d’éradiquer un coupable. Tout ce monde me dépasse, rien ne m’appartient, ici, ni la peinture ni les cravates, ni les mots compliqués ni le champagne, ni le bruit qui pérore, la moiteur parfumée et les molles poignées de main, ni les douleurs de l’art et ses conflits obscurs. Moi j’étais fait pour les poussières de velours, le silence qui effleure l’ivoire, les doux carambolages, l’exaltation d’Angelo, l’odeur du cigare, les vieillards à bretelles, la craie bleue et la lueur sereine, éternelle, au fond de mes yeux. C’est pour la retrouver, peut-être, un jour, que je dois rester encore un peu au milieu de ce fatras absurde.

On me bouscule, je n’ai même pas le temps de grogner, la fille fonce droit vers Delarge et se plante devant lui. De face, je ne sais pas, mais de dos on perçoit une détermination féroce. Elle parle fort, les trois types ne s’occupent absolument plus de moi. Belle diversion. Le visage de Delarge se décompose à nouveau. Mauvaise soirée. Linnel éclate d’un tel rire que, cette fois, les conversations alentour ont cessé. Je m’approche à nouveau du buffet pour écouter, comme le reste de l’assistance.

— Votre vernissage ne m’intéresse pas, monsieur Delarge, mais puisqu’il faut venir ici pour vous avoir en face !

Pardon ? Combien on est, en tout, dans le même cas ?

— Je vous en prie, mademoiselle, choisissez votre moment pour faire un scandale, dit Delarge.

— Scandale ? C’est vous qui parlez de scandale ? Mon journal publiera un dossier entier sur votre escroquerie !

— Attention à ce que vous insinuez, mademoiselle.

— Mais je n’insinue pas, je le crie à tous les gens qui sont ici !

Cette cinglée furieuse place ses mains en portevoix et hurle à la cantonade.

— Que tous ceux ici qui ont acheté une œuvre de Juan Alfonso, le célèbre cubiste, commencent par se faire du mouron !

— Et c’est bien fait ! ajoute Linnel, plié en deux.

Delarge lui jette un œil noir, il repousse la fille et fait des gestes vers les deux sbires de l’entrée qui ont rappliqué ventre à terre.

— C’est une folle, mon avocat va s’occuper de tout ça ! Fichez le camp d’ici !

Les deux types la soulèvent presque et la traînent vers la sortie. Je ne sais plus si je rêve ou si j’assiste à un happening du meilleur effet. Elle se débat et continue ses incantations infernales.

— La vérité sur Juan Alfonso, dans Artefact du mois de mai ! En vente partout !

La cohue s’est figée net, dans une seconde d’éternité. Les bouches béantes et muettes ne se referment plus, les coupes restent posées sur les lèvres, les bras en l’air, raides de surprise, ne retombent plus. Une fresque de Jérôme Bosch, en trois dimensions.

Le seul qui sait encore parler, c’est Linnel.

— Formidable… Formidable… C’est formidable…

Sa provo n’a pas l’air de plaire. Surtout à Delarge en qui on sent une redoutable envie de lui coller une baffe et de le traiter d’ingrat. Une nouvelle vague de gens s’étire doucement vers le buffet. On me sert une coupe d’office, sans doute parce que le consensus général en a besoin. Un scandale… Et, vu de ma fenêtre, un épisode formidable, comme dit Linnel. Delarge semble avoir plus d’une casserole au cul. Jamais entendu parler de ce cubiste dont le nom m’échappe déjà, ni de l’affaire sulfureuse qui l’entoure. Je me prends d’une certaine compassion pour cet homme, ce marchand d’art qui aurait dû triompher, ce soir, et qui n’arrête pas de se faire agresser par la presse, par son propre artiste, et par des fouineurs de mon acabit. J’aurais dû rester plus souvent aux vernissages.