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On trinque.

— Ton marchand, il a une commande publique sur le dos ? C’est peut-être indiscret…

— Indiscret ? Tu rigoles… C’est dans tous les journaux, une putain de fresque qui va faire la façade d’un ministère. Et puis c’est pas lui qui a une commande publique sur le dos, c’est moi.

Je siffle un grand coup.

— … Toi ? Mais c’est l’année Linnel ! Beaubourg plus une commande publique ! C’est la gloire ! La fortune !

— Tu parles, trente mètres carrés… et je sais vraiment pas quoi leur mettre… Ils veulent inaugurer en 90.

— Tu t’y es mis ?

— Oui et non… J’ai une vague idée… Ça va s’appeler « Kilukru », une bitte de 80 mètres qui sort de la façade, dans les tons rose et parme. Mais serais-je bien perçu par le Ministre ?

Pendant une seconde j’ai cru qu’il était sérieux. Delarge a de quoi se ronger les sangs avec un dingue pareil. Je crois comprendre un peu mieux ce qui se passe, le pauvre marchand est tributaire d’un artiste qui, en pleine gloire, peut se permettre de faire le con. Si ses toiles d’un mètre sur deux sont déjà surcotées, je n’ose imaginer le prix de la fresque.

— Je vais chercher à picoler, tu m’attends ?

Je fais oui de la tête. Dans mon oreille gauche vient claquer un « Bonjour ! » qui m’assourdit.

Coste.

— J’arrive un peu tard, on m’a fait des difficultés à l’entrée, j’ai égaré mon carton… Comment allez-vous ? Je ne savais pas que vous veniez aux vernissages de Beaubourg. Vous connaissez Linnel ? Je veux dire… Vous le connaissez personnellement ?

Ça doit l’intriguer, Coste, que l’ex-accrocheur de sa galerie trinque avec un artiste de Beaubourg.

— Je ne le connaissais même pas de nom avant d’arriver ici. Et vous aimez ses toiles ? je demande, avant qu’elle ne le fasse.

— Oui, beaucoup. Je suis son travail depuis quatre ou cinq ans et j’ai…

Je suis ivre, il faut se rendre à l’évidence. Et donc peu patient. J’attends qu’elle ait fini sa phrase pour embrayer sur un autre sujet. La mère Coste est une encyclopédie vivante, et je ne dois pas louper cette occasion.

— Vous connaissez Juan Alfonso ?

Surprise que je passe du coq à l’âne, elle fronce les sourcils.

— … Heu… Oui, vaguement, mais je n’ai pas beaucoup d’informations… C’est un cubiste dont personne n’a entendu parler jusque très récemment. 150 pièces de lui ont été vendues à Drouot, c’est tout ce que je sais. Vous vous intéressez au cubisme ?

— Non.

— Quand viendrez-vous retravailler avec nous ?

— J’ai une ou deux affaires à régler d’abord, ensuite je verrai.

— Vous êtes au courant de ce qui s’est passé au dépôt ?

— Oui, j’ai vu le commissaire Delmas.

Linnel revient avec une bouteille et serre la main de Coste. Ils échangent quelques politesses, rapides, et elle s’éloigne vers les salles en s’excusant de ne pas avoir vu l’expo.

— Tu vois cette nana-là, fait Linnel, c’est un des rares individus vraiment sincères dans ce milieu. Elle n’a pas attendu que je sois ici pour aimer mon boulot.

Je suis content qu’il le dise. Je m’étais toujours douté que mon ex-patronne aimait vraiment son domaine.

— Bon, assez déconné, on a pris du retard, sers-nous un verre ! dit-il en me tendant la coupe et la bouteille.

— Je ne… Je préférerais que tu serves…

Pour clarifier la situation, je sors la manchette de ma poche et lui montre le moignon. Ce geste est devenu malgré moi l’estocade de ma dialectique.

— Ça doit être pratique pour tomber sur les gens à bras raccourci…

— … ?

Delarge attrape son protégé par l’épaule.

— Alain, on a besoin de toi pour des photos, vous nous excusez, me dit-il avec un sourire qui ferait passer le baiser de Judas pour une petite tendresse.

— J’ai pas le temps, Edgar, tu vois bien que je discute avec mon ami. Et mon ami est un amateur d’art éclairé ! Un vrai de vrai !

Delarge se mord la lèvre.

— Arrête, Alain… AR-RÊ-TE… Tu vas trop loin…

— Occupe-toi de tes invités, tu as toujours su faire ça mieux que moi…

— Ton… ami peut se passer de toi une minute. Et ça lui évitera de poser trop de questions.

Dans mon esprit embrumé, j’ai trouvé que c’était une phrase de trop. Les salles m’ont paru vides, je n’ai pas vu le temps passer. J’ai fermé les yeux et j’ai aperçu quelques nuages noirs et informes courir dans mes paupières. Lentement j’ai levé les bras, et mon poing a terminé son arabesque dans la gueule de Delarge. Il fallait que ça sorte. Je l’ai empoigné par le col pour cogner ma tête contre la sienne, deux, trois fois, son nez a éclaté mais mon cri a couvert le sien, puis des coups de genou, des coups de pied, je me suis libéré d’une hargne accumulée depuis trop longtemps. Il est tombé, pas moi, j’ai trouvé ça plus commode, j’ai visé la tête avec la pointe de ma pompe, juste un dernier, définitif…

Pas eu le temps, deux types m’ont écarté de lui pile à ce moment-là, et j’ai hurlé de ne pouvoir assouvir ça. Le plus proche de moi a reçu le coup, dans le tibia, il s’est plié, l’autre m’a agrippé et m’a plaqué à terre, le moignon a dérapé et ma gueule s’est écrasée contre la moquette. Un coup de poing dans la nuque l’a écrasée un peu plus. On m’a empoigné par les cheveux et on m’a forcé à me relever.

Quelqu’un a parlé de police.

Dans un coin, j’ai vu Linnel se verser un verre.

Delarge, encore à terre, a hurlé un ordre.

Celui de me foutre dehors.

Les deux types, ceux qui gardaient l’entrée, m’ont pris chacun un bras, tordu dans le dos, et m’ont traîné jusque dans la rue du Renard. L’un des deux, dans un dernier soubresaut, m’a tiré par les cheveux pour faire pivoter ma tête.

J’ai vu une grande bande de nuit avant de recevoir le tranchant de sa main en pleine gueule.

*

Il a fallu attendre longtemps, je ne sais plus, vingt bonnes minutes, pour qu’un taxi héroïque s’arrête devant cette loque en cravate, assise, la tête dans les étoiles, en attendant que son nez veuille bien se tarir. Avant d’ouvrir la portière, il m’a tendu une boîte de Kleenex.

— On va dans une pharmacie ?

— Pas la peine.

— Où, alors ?

J’ai déjà réfléchi à ça pendant que je dessaoulais, allongé sur les grilles d’aération de la station Rambuteau. Dans mon étui de carte orange j’ai retrouvé l’adresse du seul type de ma connaissance qui sache vraiment faire les pansements. Mon nez me fait mal, et je ne le laisserai qu’entre les mains d’un médecin. À cette heure-ci, j’espère qu’il n’est pas marié.

— Rue de la Fontaine-au-Roi.

— C’est parti.

Je jette la petite boule rouge et gluante qui ne retient plus rien et arrache une nouvelle poignée de mouchoirs.

— Je fais attention aux sièges, dis-je.

— Oh je suis pas inquiet, ç’aurait été de la gerbe je vous aurais pas chargé. Le vomi, je supporte pas.

Durant tout le trajet il n’a pas cherché à savoir pourquoi mon nez pissait et m’a laissé au seuil du 32. J’ai apprécié la qualité de son silence.

Briançon 4e gauche. La cage d’escalier sent la pisse et la minuterie ne marche pas. Derrière sa porte j’entends une faible musique, du hautbois, peut-être. Je sonne. — Antoine… ?

Mon plastron rougeâtre m’évite de parler, j’entre.

— Mais qu’est-ce que… ! Asseyez-vous.