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Je garde les yeux en l’air, il me fait asseoir, tourne un peu dans la pièce et revient avec tout ce qu’il faut pour me nettoyer la figure.

Une compresse m’enflamme le nez.

— Il est cassé ? je demande.

— S’il était cassé vous le sauriez.

— Il résiste bien, avec tout ce qu’il a reçu cette année…

— Vous vous êtes battu ?

— Oui, et ça m’a fait du bien. Vous aviez raison, docteur, avec un peu de volonté on peut vraiment surmonter un handicap, j’en ai étalé deux, comme de rien. Comme si j’étais entier. Et quand j’étais entier je n’étalais jamais personne.

— Vous vous croyez drôle ?

En attendant que mon nez soit colmaté nous sommes restés silencieux, un bon quart d’heure. Ensuite il m’a enlevé veste et chemise pour me rhabiller avec un sweat-shirt propre. J’ai tout accepté, docile, sauf le verre d’alcool.

— J’attendais que vous passiez me voir, dit-il, mais dans d’autres circonstances.

— Mais je pense à vous souvent. Je fais des progrès.

— Si vous voulez vraiment faire des progrès, venez plutôt me voir à Boucicaut. Là-bas vous avez tout un appareillage de rééducation, il vous suffirait de trois mois.

— Jamais. Ça viendra tout seul, c’est comme l’amour. On vient juste de faire connaissance, et pour l’instant, entre ma gauche et moi, c’est le flirt, timide. Ensuite viendra la confiance, l’entraide, et un jour le couple sera soudé et fidèle. Faut le temps.

— Du temps perdu. Vous avez trouvé un travail ?

— Un flic m’a déjà posé la question.

Il marque un temps d’arrêt.

— On a retrouvé votre agresseur ?

— Pas encore.

— Et il y a un rapport avec ce qui s’est passé, ce soir ?

Pendant un court instant j’ai hésité à tout lui déballer, en bloc, pour me défouler. Si je ne m’étais pas fait casser la gueule je lui aurais sûrement déversé tout le fiel que j’ai dans le cœur.

— Pas du tout. J’étais ivre et j’ai abusé de la patience de gens plus forts que moi. Mais je n’aurais raté ça pour rien au monde.

Long silence. Le toubib me regarde autrement et secoue doucement la tête.

— Vous encaissez trop bien, Antoine.

— Je peux dormir ici ?

— … Heu… Si vous voulez. Je n’ai que ce canapé.

— Parfait.

Après m’avoir sorti draps et oreiller, nous nous sommes salués.

— Vous claquez la porte en partant, je sortirai sûrement avant vous. Venez me revoir bientôt, et n’attendez pas d’avoir le visage en sang.

Je n’ai rien ajouté. Quand il a fermé la porte de sa chambre, j’étais sûr de ne plus jamais le revoir.

*

Le sommeil a mis du temps à venir, pour s’enfuir très vite. Vers les cinq heures du matin je suis parti sans même prendre la peine d’écrire à Briançon un mot de remerciement. J’ai pensé que l’air de la nuit me ferait du bien et que mon nez avait besoin d’un peu de fraîcheur. En traînant le pas, je peux rejoindre le Marais en une demi-heure en remontant la rue Oberkampf. Plus qu’il n’en faut pour imaginer comment je vais vivre la journée à venir. Le toubib a raison, je me sens plutôt bien, presque tranquille, et je ne devrais pas. J’ai déjà oublié les coups, ceux que j’ai donnés et ceux que j’ai reçus. Un jour j’y perdrai mon nez et ça ne me fera pas plus d’effet que ça. Une main, un nez, une santé mentale, au point où j’en suis…

Delarge est une ordure et Linnel, un fou. Mais, à choisir, j’ai bien fait de cogner sur le premier. Et je vais sûrement recommencer, bientôt, s’il ne me dit pas ce qu’il sait sur les Objectivistes. C’est la différence entre Delmas et moi. Delarge aurait toujours moyen d’amuser un flic, avec ses avocats et ses relations. Il faudrait qu’il soit sérieusement dans la merde pour se sentir inquiété. Et moi, contre lui, je n’ai que ma main gauche. Mais, apparemment, elle répond de mieux en mieux.

J’ai monté l’escalier, en nage, essoufflé, les jambes lourdes. Il n’y a pas que mon bras qui s’atrophie. Dans un coin de mon bureau j’ai vu une feuille blanche enroulée dans le chariot de la machine, et je me suis senti inspiré. Cette fois, après le trop-plein absurde que je venais de vivre, j’ai eu envie d’images brutales et disparates. Une juxtaposition arbitraire d’éléments qui finissent par créer une violence non sensique. Le surréalisme.

Chers vous deux

Désormais ma vie est belle comme la réunion d’une coupe de champagne et d’un moignon sur une toile brûlée. Viva la muerte.

Je me suis allongé, juste pour un moment, mais le sommeil m’a cueilli à chaud et j’ai glissé dans l’oubli.

En buvant une tasse de café j’ai parcouru le dossier de presse que l’hôtesse m’a donné. Rien de très nouveau, excepté un petit paragraphe sur l’historique des rapports entre le marchand et l’artiste. On y croirait presque :

« Edgar Delarge s’intéresse au travail d’Alain Linnel dès 1967, et c’est plus qu’une découverte : une passion. Il fera tout pour imposer le jeune artiste. C’est aussi l’histoire d’une amitié de vingt ans. Alain Linnel a prouvé, lui aussi, sa fidélité, en refusant les propositions des plus prestigieuses galeries. »

Le téléphone a sonné. Ma mère. Elle veut faire un tour à Paris, seule. Ça tombe mal, j’ai prévu de partir quelques jours à Amsterdam avec un copain. Ce serait dommage de se louper. Elle va remettre ça pour le mois prochain. Je t’embrasse et je t’écris.

Et pour l’instant, je n’ai toujours que l’en-tête.

Depuis hier, Delarge peut me compter parmi ses ennemis. Linnel en est un autre, à sa manière, mais ce n’est rien en comparaison de l’acharnement de cette fille, la journaliste d’Artefact. Elle m’a presque volé la vedette, hier, avec son réquisitoire public. J’ai passé une bonne partie de la journée à essayer de l’avoir au téléphone, à son journal, et manifestement je n’étais pas le seul. En fin d’après-midi elle a daigné répondre, dans le même état d’agressivité que la veille.

— Bonsoir mademoiselle, j’étais au vernissage, hier soir et…

— Si vous faites partie du clan Delarge vous pouvez raccrocher tout de suite, deux avocats dans la même journée, ça suffit, je sais ce que c’est que la diffamation…

— Non, pas du tout, je voulais…

— Vous faites partie des pigeonnés ? Vous avez acheté un Alfonso et vous vous posez des questions ? Achetez l’Artefact du mois prochain.

— Non plus, je vous…

— Alors qu’est-ce que vous voulez, dites-le ! J’ai pas que ça à faire !

— Vous pourriez la boucler une seconde ? Moi aussi on m’a traîné dehors, hier soir, et je pissais le sang, et Delarge aussi ! Ça vous suffit ?

Elle s’est raclé la gorge, une ou deux fois.

— Excusez-moi… J’étais venue avec un copain du journal à qui j’ai demandé de rester jusqu’au bout. Il m’a raconté la bagarre… C’est vous ?

— Oui.

— C’est à propos du cubiste ?

— Non. Enfin… je ne pense pas…

— On peut se voir ?

Deux heures plus tard nous sommes assis face à face dans un bar situé pas loin de chez moi, Le Palatino, le seul endroit du quartier où il fait bon se perdre après minuit. Elle s’appelle Béatrice, et hier, elle ne m’a pas laissé le temps de voir son beau visage de brune piquante, ses formes arrondies et encore moins son sourire. Pour qu’elle le garde le plus longtemps possible, j’ai coincé mon mauvais bras le long du torse.

— Je suis contente que vous m’ayez appelée, j’ai regretté de ne pas pouvoir le faire quand on m’a raconté la fin du vernissage. Tout ce qui peut nuire à Delarge me concerne.