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— Heureusement que les critiques d’art ne sont pas tous comme vous.

— Ce n’est pas vraiment mon boulot, je laisse ça aux plumitifs. Vous avez déjà compris quelque chose, vous, à la critique d’art ?

Depuis hier, oui, un peu plus, et grâce à Linnel. Mais je réponds non.

— Moi non plus. La seule chose qui m’intéresse, c’est le fric. L’Art contemporain n’existe pas sans fric, je me suis toujours demandé pourquoi une toile qui représente trois ronds bleus sur fond beige pouvait passer de 0 à 100 briques d’une année sur l’autre. Enfin… je schématise… Je me suis spécialisée dans les cotations, et c’est passionnant. J’adore mon boulot.

— Comprends pas…

— Vous avez déjà lu Artefact ? J’ai une pleine page tous les mois, je fais une sorte d’argus où j’essaie de parler de tout ce qu’on cache habituellement, et ça m’attire pas mal d’ennuis, les arnaques, la flambée des cours, les estimations un peu douteuses, les fluctuations selon les modes.

— Alfonso ?

Je suis allé trop vite, elle l’a senti.

— Je parle, je parle… Mais vous ne dites rien. J’ai mis un an à monter mon dossier sur Alfonso, ce n’est pas pour me le faire souffler quinze jours avant de le publier.

— Avec moi, rien à craindre, je ne suis pas journaliste et la peinture me désintéresse profondément.

— Alors, quoi ? Pourquoi Delarge ?

J’ai senti qu’on s’engageait dans un jeu de méfiance, à celui qui en saurait le plus en disant le moins. Et ça risquait de nous retarder.

— Delarge cache des choses qui n’ont peut-être rien à voir avec votre histoire de cubiste. On fait donnant-donnant, je vous raconte mon histoire et vous me parlez de votre dossier. On se rejoindra peut-être quelque part. Je commence, si vous voulez…

Et elle m’a laissé terminer, silencieuse, grave. Je n’ai rien oublié, je crois. Le gentleman au cutter, l’hôpital expédié en deux phrases, Delmas, le dépôt, les Objectivistes dont elle n’a jamais entendu parler, la mort de Nico, le tract, et Delarge. Je n’ai pas parlé du billard et de mon avenir perdu, elle n’aurait pas compris. Je n’ai pas pensé aux conséquences. Pour conclure, j’ai ostensiblement posé mon bras sur la table et ses yeux ont cherché les miens.

Pour marquer un temps, je lui ai proposé un autre verre de saumur champigny.

Et tout à coup j’ai réalisé que je parlais avec une fille. Une jeune femme, même. En détaillant à nouveau ses courbes et son visage lisse, des réflexes me sont revenus. Une sorte de retenue, une gestuelle policée et parfaitement hypocrite vu que, une seconde plus tard, elle s’est levée pour prendre un paquet de cigarettes au comptoir, et que j’ai tout fait pour regarder ses jambes. Toutes les contradictions y sont, je me reconnais, enfin. Nous avons bu, sans un mot, en attendant que l’autre se décide à parler.

Ce fut elle.

— Je vais avoir l’air bête, avec mon histoire de cubiste…

Elle s’est mise à rire, gentiment, et j’ai reposé mon bras sur le genou. Pudeur à la con.

— Vous avez entendu parler de Reinhard ? demande-t-elle.

— Le commissaire-priseur ? Il était là, hier.

— Je sais. Il y a presque deux ans, Delarge a proposé à la vente la production quasi complète d’un dénommé Juan Alfonso, peintre cubiste parfaitement inconnu. Pour ce type de vente on est forcé de passer par un commissaire-priseur qui est censé authentifier, définir les mises à prix et présenter les œuvres aux acheteurs de Drouot en publiant un catalogue. Reinhard s’en est occupé avec tellement de talent et de professionnalisme que 150 pièces ont été vendues en deux jours.

Coste n’était pas trop mal renseignée.

— Des collages, des toiles, des petites sculptures mignonnes comme tout, typiquement cubistes, plus cubistes que cubistes, vous voyez ce que je veux dire. Le catalogue est, à lui seul, un petit chef-d’œuvre d’ambiguïté, on ne donne aucune date précise sur la carrière d’Alfonso, on ne sait qu’avancer des hypothèses, tout au conditionnel. Et ça suffit pour bluffer une clientèle plus mondaine qu’autre chose. Tout le monde est content, sauf Juan Alfonso, qui n’a jamais existé.

— Pardon ?

— Alfonso est un attrape-gogo tout droit issu de l’imagination d’Edgar Delarge. C’est beaucoup plus habile et plus lucratif qu’une simple affaire de faux. Il fait faire les œuvres par un spécialiste du cubisme, et cinquante ans plus tard je vous assure que ce n’est pas une gloire. Reinhard fait monter la sauce et le tour est joué. Dans mon dossier, j’ai des témoignages d’experts et la reconstruction exacte du scénario qui leur a servi à monter leur coup. Delarge et Reinhard sont deux escrocs. Avec ce que j’ai là, ils vont tomber.

— Vous ne craignez rien ? Et si vous vous êtes trompée depuis le début ?

— Impossible. Vous ne devinerez jamais comment a démarré mon enquête, c’est en lisant le catalogue avec un copain, il y avait la reproduction de deux collages, l’un daté de 1911, l’autre de 1923, et on retrouve dans les deux le même papier peint, à douze ans d’écart ! Et il y a d’autres bourdes de ce style. Ce qu’il me manque, c’est le nom du faussaire.

— Vous pensez qu’un de ses artistes a pu lui rendre ce service ?

— Franchement je ne sais pas.

J’ai pensé à un individu, cynique et fielleux, celui qui passe son temps à ricaner de son bienfaiteur.

— Ça pourrait être Linnel ?

— Je ne pense pas. Ce serait trop beau, pour mon dossier. Quand on fait une expo à Beaubourg on ne se mouille pas dans une histoire pareille.

Je lui ai posé cent questions, désordonnées et fébriles, j’ai tenté par tous les moyens de mêler nos histoires, Morand, Alfonso, les Objectivistes, et tout s’est embrouillé dans ma tête.

— Ne vous énervez pas, les deux affaires n’ont peut-être rien à voir.

— Je vous propose un marché. Vous me fournissez des renseignements et moi, je m’occupe de Delarge.

— Hein ?

— On peut faire équipe, tous les deux. Vous êtes journaliste, on vous laissera entrer là où je n’ai pas accès. Vous cherchez toutes les connections possibles entre Linnel et Morand.

— Vous êtes marrant. Qu’est-ce que j’y gagne, moi ? Et je vais où, d’abord ?

— Aux Beaux-Arts. Ils en sont issus, tous les deux, et apparemment à la même époque.

— Et vous, vous faites quoi, en attendant ?

— Moi ? Rien. J’attends gentiment. Mais s’il y a le moindre rapport entre votre histoire et la mienne, vous aurez tout à y gagner. J’irai négocier avec Delarge.

— Négocier quoi ?

— Une interview. Le genre d’interview que vous ne ferez jamais.

La jeune journaliste fonceuse commence à émettre de sérieux doutes sur mon état mental. Je l’ai enfin trouvée belle, peut-être un peu vulnérable, et ça a remis un brin de normalité dans la conversation. Elle a réfléchi, à toute vitesse.

— Et qu’est-ce qui me prouve que vous ne m’oublierez pas ?

Elle n’a pas attendu de réponse. Elle a juste continué en baissant d’un ton.

— Je veux connaître le nom du faussaire. Fouillez partout, faites-lui cracher une preuve, une preuve écrite, quelque chose que je pourrai publier. Après la parution du dossier il y aura un procès, on me l’a assez promis, et ça sera une pièce de plus à montrer à la justice. Une preuve irréfutable. Mais ce n’est pas tout, je veux encore autre chose.

Là, c’est moi qui l’ai regardée d’un autre œil.

— Je veux l’exclusivité de votre affaire. Tout. Je veux être la première à en parler. Je sens déjà le dossier de septembre. J’irai aux Beaux-Arts demain. Appelez-moi, chez moi.