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Je l’ai quittée sans savoir lequel de nous deux était le plus acharné.

*

Je n’ai pas eu besoin de donner le rituel coup de pied dans ma porte, elle s’est ouverte dès le premier tour de serrure, et ça m’a fait froid dans la main. Je ne ferme plus au verrou mais je n’oublie jamais le second tour du bas. J’ai attendu, sur le seuil, que quelque chose se passe. Du couloir j’ai allumé le plafonnier à tâtons en risquant un œil à l’intérieur.

Rien. Aucun bruit, aucune trace de visite. Le désordre qui couvre la table ressemble au mien, les placards sont fermés. Ma main tremble encore et des frissons me parcourent le dos quand j’entre dans le studio. J’allume toutes les lampes, j’ouvre la fenêtre, je parle haut. La montée d’adrénaline m’a un peu étourdi, je m’assois sur le bord du lit. Il n’y a rien à voler ici, à part quelques feuilles chiffonnées qui prouvent que j’ai des idées derrière la tête. J’oublie un tour de clé et toute mon arrogance s’envole, je redeviens l’infirme du premier jour, avec la hargne en moins. Quand celle-là m’abandonne je suis le plus vulnérable des hommes. Une bouffée d’angoisse s’arrête dans mes yeux, le désir de vengeance n’est rien qu’un cancer, une gangrène qui contamine mes pensées les plus intimes et se nourrit de ma volonté. Rien qu’une maladie. Certains soirs je maudis ma solitude plus que tout le reste.

J’ai claqué la porte d’un coup de pied mais ça n’a pas suffi, j’ai shooté dans la table, dans les chaises, des objets sont tombés, et je ne me suis arrêté que quand mon pied était brûlant de douleur. Ça m’a calmé, un peu. Bientôt je trouverai de quoi décharger toute mon énergie négative sans que j’aie à en souffrir. Ce soir, entre le parfum évaporé d’une jeune femme et l’indigence de mon orgueil, je vais avoir du mal à trouver le sommeil. J’ai frappé mon moignon contre le rebord de la table, j’ai fait ça sans le vouloir, en pensant peut-être que la main allait réagir. Et je me suis allongé, habillé, en pleine lumière.

À cette seconde précise j’ai senti que je n’étais pas seul.

À peine le temps de me redresser, de tourner la tête, et la silhouette a surgi sur un flanc du lit, bras en l’air, j’ai hurlé. Un fantôme. Dans un battement de cils j’ai retrouvé son visage au moment où la statue a basculé sur moi, ses mains ont tourné autour de mon cou, son poids m’a écrasé sur le lit et le lacet m’a interdit de crier, j’ai tendu mon bras droit pour lui arracher le visage mais rien n’est venu, d’un geste sec il a tiré vers lui et la corde est rentrée dans ma chair, ma gorge a éructé un bruit sourd, mon bras gauche s’est dégagé sans pouvoir atteindre ses yeux, il a plaqué sa main sur mon front, ma vue s’est brouillée de blanc, le nœud du lacet a changé d’angle pour s’enfoncer dans la trachée. Je me suis senti partir, étouffé, d’un coup.

Évanoui dans l’étau.

Les yeux écarquillés…

Et j’ai vu, tout près, dans le brouillard, la queue de billard à portée de bras.

J’ai donné un coup de reins pour me hisser vers elle, il l’a vue aussi et a cherché à retenir mon bras, le lacet s’est à peine desserré, il s’est déséquilibré et a basculé à terre avec moi. J’ai toussé à m’en faire éclater la gorge, il a eu le temps de se relever et agripper le lacet à nouveau, presque aveugle j’ai saisi la flèche, et le manche a cogné contre son front, sans force, il a à peine tourné la tête, le lacet m’a serré de nouveau et j’ai fait tournoyer la queue en l’air pour la fracasser de toute ma rage contre sa gueule. J’ai toussé à en vomir mes entrailles, j’ai trouvé la force de taper encore, quatre, cinq fois, mais le souffle m’a vite manqué, mes jambes ne m’ont plus soutenu et je me suis assis.

Le souffle m’est revenu par hoquets, j’ai posé la main sur ma trachée brûlante en me forçant à respirer par le nez. J’ai dû attendre en suffoquant, immobile, le cou vrillé de douleur, que mes poumons se gonflent. Je l’ai vu ramper, groggy, vers la porte, avec une incroyable lenteur. J’ai éructé un son impossible, j’aurais voulu lui dire, je n’ai pu que geindre comme un muet, alors j’ai pensé, très fort, en espérant qu’il m’entende. Il faut que ça s’arrête, toi et moi… Qu’est-ce que tu fais… ? Reviens… Il faut qu’on en finisse ce soir… Où tu vas… ?

Ses mains n’ont quitté son visage que pour s’accrocher aux pieds de la table, elles ont glissé, gluantes de sang, et je n’ai rien pu faire quand il s’est mis debout. Un voisin a appelé, dehors. Entre ma toux rauque et mes larmes, le lacet pendant à mon cou, je n’ai pas su me déclouer du lit.

Il a titubé dans les meubles. Je ne l’ai pas regardé partir. J’ai juste suivi, à terre, le parcours sinueux de ses traînées de sang.

Et je me suis mis à pleurer, et suffoquer de plus belle, et pleurer encore.

Je ne sais pas combien de temps ça a duré mais j’ai vu, des siècles plus tard, le voisin d’en face glisser un regard blême dans l’entrebâillement de la porte. Il a parlé de bruit, de sang et de police. J’ai voulu répondre mais la douleur dans la gorge s’est ravivée, et ça m’a rappelé l’hôpital, les agrafes dans la bouche, et la privation de la parole. Lentement j’ai secoué la tête, mon doigt a pointé vers la sortie puis j’ai doucement penché la joue sur le dos de la main pour lui faire signe d’aller dormir.

Dans le halo de violence qui vibrait encore dans la pièce, il a senti qu’il n’était surtout pas question de troubler mon calme retrouvé. Il a fermé la porte sans bruit.

5

J’ai failli partir sans nettoyer le sang. À genoux, j’ai joué de la serpillière sur les taches encore fraîches. J’ai juste anticipé sur mon retour et sur la triste surprise de revoir le studio souillé de croûtes. J’ai repris mon sac en y fourrant quelques affaires et me suis engagé, dehors, dans la douceur de l’aube, sans vraiment savoir où mon envie de rien allait me conduire. Désir de vengeance, désir de paix, descendre ou remonter la rue, je suis un peu paumé.

Il aurait dû rester. Quel con j’ai été de ne pas envisager une prothèse. Je regrette après chacune de nos rencontres. Un bon crochet bien démodé et bien pointu. Car en fait, si je réfléchis bien, ce genre d’appareillage me servirait désormais bien plus qu’une main.

En allant vers République j’aurais plus de chances de trouver une chambre. Deux, trois jours, peut-être plus, sûrement pas moins.

Le gentleman voulait ma peau. Il en voulait à ma mémoire pleine de souvenirs tout neufs, au dernier exemplaire de l’Essai 30, à ma parole de bavard et à mon nez qui résiste. Il doit penser à moi, parfois. Je donnerais cher pour savoir comment il me voit.

La gorge me rappelle à l’ordre chaque fois que je déglutis. Mais la voix revient. Je fais jouer mes cordes vocales des graves aux aiguës.

Je me sens cuit de partout. C’est peut-être cette sensation de grand brûlé dont parlait Briançon.

Hôtel du Carreau du Temple. Le premier qui garde l’enseigne allumée. À six heures du matin je vais faire lever le veilleur. Non, même pas, je le vois, dans le hall, au milieu de paniers de croissants.

Il s’approche. Une chambre ? Il n’en reste qu’une, avec un grand lit, je la prends et paye deux jours d’avance. À quelle heure, le réveil ? Pas de réveil, non. On ne sert plus le petit déjeuner après 10h30. Tant pis, merci.

Chambre 62. J’ai pris une douche chaude, dans le noir, pour éviter de me retrouver dans la glace, avec des traces noirâtres autour du cou. La nuque me fait encore mal. Je me suis perdu dans le grand lit. Il aurait été impossible de m’y retrouver.

*