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La blanche et la rouge viennent s’épouser dans un angle du tapis… J’ai peur de ne plus jamais trouver le repos sans qu’elles viennent me hanter. Je fais toujours le même point, le même rêve. Aucun symbole, aucun mystère, pas la moindre clé. Tout est tristement prosaïque et le réveil est d’autant plus cruel.

Avant de me rhabiller, j’ai osé me regarder dans le miroir de l’armoire. De dos, de face. C’est la première fois que je me vois entièrement nu depuis mon amputation. Ma gueule est un peu boursouflée, mais je ne sais plus si ça date de la veille ou l’avant-veille. J’ai grossi, un peu. Je ne sais pas si c’est un effet d’optique mais je crois que mon bras droit s’est légèrement rétracté par rapport à l’autre. L’atrophie, sans doute. Bientôt ce sera une aile de poulet, si je ne fais rien. Mon cou n’est ni violet ni noir, mais tout simplement rouge, avec des poussières de peau qui restent collées aux doigts quand je touche. On voit bien l’anneau rosé laissé par le lacet. Sur les épaules et les cuisses, des bleus qui virent au jaunâtre. Le tout ressemble à du Mondrian mal digéré… Briançon ne pourrait rien arranger. Seul un restaurateur pourrait intervenir. Jean-Yves. Il arriverait avec sa petite mallette et se pencherait sur moi avec des gants et un compte-fils pour isoler la fibre abîmée. Ensuite, dans un coin, allongé par terre, il chercherait des heures durant l’exacte nuance du pigment, et de la pointe du pinceau il retoucherait avec une patience d’ange les zones malades. Je l’aimais bien, Jean-Yves, avec ses petites lunettes rondes et ses moustaches. À la longue il s’était spécialisé dans les blancs, on l’appelait de tous les coins d’Europe pour réunifier un fond de toile. Je ne m’étais jamais douté qu’entre le blanc et le blanc, il y avait une variété incroyable de blancs.

*

Vers les seize heures, à bout de patience, j’ai appelé Béatrice en lui proposant de nous voir au Palatino, au cas où elle aurait quelque chose pour moi. Elle m’a plutôt proposé de passer chez elle et j’ai fini par accepter. Avant de raccrocher elle m’a tout de même demandé pourquoi j’avais hésité. « Pour rien », j’ai répondu.

Elle habite dans un autre monde, rive gauche, rue de Rennes, et je ne m’y hasarde jamais.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé !

Elle a porté une main à mon cou et j’ai relevé mon col.

— Vous en parlerez sans doute un jour. Vous y êtes allée ?

— Si vous preniez le temps d’entrer avant de poser des questions…

Je m’attendais à un petit intérieur cossu et clair, avec de la moquette, des meubles Ikéa et des stores vénitiens. Et je me retrouve au milieu de deux téléviseurs, un minitel allumé, un traitement de texte à l’écran vert, des piles de quotidiens, avec des murs tapissés de bouquins et des fresques de coupures de journaux, des collages de photos, des couvertures de magazines scotchés à même le mur, l’affiche d’une expo Cremonini qui représente des enfants sans visage et nus. Une table avec des cendriers dégueulants de mégots, une pizza dans son carton d’emballage. Pas de désordre ni de laisser-aller, non, plutôt une sensation de vitesse, une boulimie de surinformation, une envie de dire que le monde est là, partout.

— Rien ne vous échappe, j’ai dit.

— Asseyez-vous où vous pouvez, tenez… là…

Un bout de canapé, près du téléphone et du répondeur. Elle revient avec deux tasses et une bouilloire à thé, sans me demander mon avis, et s’assoit à mes pieds. Quand elle se penche pour remplir les tasses je peux entrevoir ses seins. Elle me tend une soucoupe en gardant un œil sur un bout de journal qui traîne à terre. Une fille aussi frénétique, il faut vite vite vite l’épouser, j’ai pensé.

— Les Beaux-Arts, un jeu d’enfant ! Un boulot de pigiste. J’ai prétexté un papier sur les glorieux artistes issus de chez eux, à commencer par Linnel, rapport à Beaubourg… J’ai eu un coup de pot, une vieille secrétaire, ravie d’être interviewée, trente ans de paperasses, la synthèse d’un I.B.M.P.C. et d’une mère poule.

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit, sur Linnel ?

— Aaaaaaah Linnel, le p’tit Alain, quel talent ! Et farceur avec ça, si vous saviez ce qu’il nous a fait subir ! D’année en année il sophistiquait les bizutages avec une imagination qui a bien failli nous créer des ennuis avec la police ! Il paraît qu’il avait obligé les nouveaux à…

— C’est vraiment important ? j’ai coupé.

— Non, mais c’est drôle. Enfin bref, il a fait ses six ans dans la boîte, les profs lui passaient tout, malgré les conneries. Le prototype même de l’étudiant qui ne fout rien et qui sait tout faire. Ça agace et ça séduit, ça démoralise les copains de promo. Sauf Morand, son inséparable pote, plus effacé, plus studieux. « Gentil mais pas causant », m’a dit la vieille dame. « Il s’intéressait à des petites choses, des marottes, la calligraphie, les miniatures, mais les cours de dessin académique ne l’inspiraient pas vraiment. » C’était le plus discret de la bande des quatre.

Elle a laissé un blanc, exprès, pour me faire mordre à l’appât. Quatre… Quatre… Les frères James, les Dalton. C’est le bon chiffre, pour un gang. J’en ai déjà deux. J’ai peur d’en avoir trois. J’en connais un qui a le talent d’apparaître là où on ne l’attend pas. Vu son âge et ses obsessions, ce pourrait être le troisième. Le gentleman. Mon duelliste attitré.

— Claude Reinhard, elle dit.

— Hein ?

— Oui, le commissaire-priseur. Lui, c’est autre chose. Il n’y est resté que trois ans, fils d’Adrien Reinhard, de la fameuse étude Reinhard, la plus…

— Je sais, je sais, et alors…

— Il s’est essayé aux Beaux-Arts par gageure, une manière de narguer l’autorité paternelle. Papa brasse des toiles qui coûtent des milliards, il veut que je reprenne sa chère étude, eh ben non, moi je ferai des toiles qui coûteront des milliards et qu’il sera obligé d’expertiser un jour. Il se pointait quand même avec une décapotable au quai Malaquais. Il s’est très vite acoquiné avec les deux anciens. Ils ont tous les trois quitté l’école en même temps, fin 63. La dernière année, ils étaient indécollables, la bande des quatre s’est vraiment soudée cette année-là.

J’ai encore une chance, un joker pour le numéro quatre.

— Ça vous dirait de dîner ici ?

— Le quatrième ?

— J’ai préparé un gratin de courgettes.

Elle sent bien que je m’en fous. Et moi, je me demande si je m’en fous vraiment, je me demande si le quatrième est bien celui que je pense, si ce gratin, elle l’a fait pour moi, si je ne vais pas précipiter nos fiançailles, si je retourne à Biarritz, ou si elle a choisi les courgettes parce que ça peut se manger d’une seule main et sans couteau.

— Votre histoire m’intrigue, je dis, continuez… s’il vous plaît.

— Non, à partir d’aujourd’hui c’est votre histoire qui m’intrigue. Ce sera le dossier de septembre. Le quatrième s’appelait Bettrancourt, Julien Bettrancourt. Et malgré Reinhard et son fric, malgré Linnel et ses brillantes turpitudes, c’était bien lui, le chef de la bande. La vieille a cherché à éluder la question, un mauvais souvenir pour elle et pour toute l’école. « Vous n’avez pas besoin de parler de lui dans votre journal, mademoiselle… »

Je me suis rapproché un peu plus de son visage pour tenter de capter son odeur. Elle l’a compris et ne s’est pas rétractée.

— Orphelin de père. Un obscur. Un malingre qui proclamait la terreur aux Beaux-Arts et ailleurs. Un jusqu’au-boutiste que la direction a toujours soupçonné d’avoir vandalisé les locaux, les fresques, avec des slogans sibyllins et parfaitement terrorisants. Un orateur de génie, paraît-il, qui tétanisait les pauvres élèves, avec leur dérisoire carton d’aquarelles sous le bras.