— Il exagère.
— C’est ce qu’on va voir. Ça vous dit, une partie en trois bandes ?
Tu parles si ça me dit !
Ce soir, j’ai intérêt à ne pas décevoir les copains. Je serre la main à un vieux monsieur tout le temps fourré ici et qui ne joue plus depuis deux ans. « L’arthrite ! », il répond, quand je lui propose un petit frottin. Il a soixante-neuf ans, et je suis sûr qu’il se défendrait encore bien. Et quand je regarde son parcours, je me dis qu’avec ma trentaine, j’en ai encore pour quarante ans. Quarante ans de science. Quarante ans de plaisir, de jubilation chaque fois que le point est fait. Un jour ou l’autre, je m’inscrirai au Championnat. Tout ce que je veux c’est faire des points, je veux des prix de beauté, je veux pouvoir faire des trucs qui défient les lois de la physique, je veux que la flèche d’acajou soit le prolongement de mon index, je veux que les billes prennent des angles impossibles, qu’elles obéissent aux ordres les plus tordus, qu’elles soient téléguidées par ma main et ma volonté. Le billard est un univers de pureté. Tout devient possible. Et simple. On ne fera jamais deux fois le même point dans toute sa vie. Trois sphères dans un rectangle. Tout y est.
Ma vie est ici. Autour de ce rectangle.
Quarante ans de bon.
Angelo joue avec nous. Il vient de placer les billes afin de déterminer lequel de nous trois va ouvrir. Et comme dit le rital : « quand ça roule sour dou vélour, cé dou billard ». J’enlève ma montre et demande une petite minute d’échauffement, histoire de voir comment mon bois répond. Pour les mains, ça va, elles travaillent toutes seules. Mes yeux s’habituent à la lumière qui glisse sur le tapis sans sortir du périmètre de la table. On peut y aller.
Dans un flash de souvenir, je repense à mon oncle, le vieux Basile. J’aurais aimé qu’il me voie, ce soir, celui qui m’a appris à jouer, à Biarritz. J’avais dix-huit ans, je courais vite, je tapais fort, je voyais loin. Lui, il frôlait le gâtisme, portait des doubles foyers et mettait dix minutes pour traverser la salle du café. Mais dès qu’il prenait sa queue de billard, c’était pour me montrer comment on pouvait flirter avec la perfection géométrique. Avec la beauté des sphères qui s’entrechoquent. Les boules dansaient.
J’en ai vraiment pris pour quarante ans.
Durant les six dernières parties je ne me suis levé que onze fois. Angelo nous a laissés en tête à tête, Langloff et moi, les deux dernières heures. Ma plus belle série m’a fait faire vingt-quatre points de suite. Langloff m’a regardé d’un drôle d’œil. Pas inquiet, non. Intrigué. On savait tous qu’il nous donnerait une leçon, mais je me suis accroché à ses basques avec une hargne de jeune chien. À un moment j’ai même refait une variante d’un coup qu’il avait joué l’année dernière. J’avais trouvé ça tellement beau que je m’étais entraîné des heures durant pour le réussir. Il s’en est souvenu et ça l’a fait marrer. J’ai à peine entendu le bruit des queues qu’on tape à terre pour souligner les beaux coups. C’est notre manière d’applaudir. J’étais hypnotisé. Ce soir, tout m’a réussi, surtout les « rétros ». Quand j’ai rouvert les yeux, les néons étaient éteints, hormis le nôtre, et une douzaine d’aficionados nous regardaient, silencieux. Angelo, craie en main, notait mon score avec une joie non dissimulée. René avait baissé les stores, comme il fait d’habitude après onze heures. Langloff a superbement conclu sur un point avec pas moins de cinq bandes. Histoire de sortir en beauté.
On a tous crié. René a éteint les néons de la table n° 2. Langloff m’a pris par le bras pour nous mettre un peu à l’écart.
— Tu m’as fait peur, gamin.
— Vous plaisantez ! Vous m’avez mis trois sets dans la vue…
— Non, non, je sais de quoi je parle. René m’a dit que tu n’avais pas d’entraîneur.
— Ben… Oui et non… J’ai René, Angelo et Benoît.
— Faut passer à la vitesse supérieure. Cette année c’est mon dernier championnat, et après je veux m’occuper d’un jeune. Et toi, t’as le truc. Fais-moi confiance.
René nous rejoint, il me tapote la joue, je ne sais pas quoi dire. Il est d’accord avec Langloff. Je suis leur espoir à tous, ici.
Le champion met sa pelisse chinée grise.
— Réfléchis, gamin. En fin d’année on peut se revoir. Réfléchis…
Dès qu’il quitte la salle, René et Angelo me collent des petites baffes dans la nuque.
— Si tu refuses t’es un nul. Avec lui comme entraîneur tu seras prêt dans deux ans pour le championnat.
Je suis un peu perdu. Ça me tombe dessus sans prévenir. Il faut que je sorte pour repenser à tout ça, tranquille, dans mon lit.
J’ai rangé ma flèche de bois dans sa housse et salué tout le monde.
— À demain…
En bas j’ai pris un taxi.
Dans mon lit, les yeux clos, la valse des billes a tournoyé encore un long moment.
En ce moment je récupère mal, peut-être à cause de la literie. Avec ma paye d’aujourd’hui, je vais pouvoir m’offrir un nouveau matelas. La galerie vient d’ouvrir, Liliane est toute fraîche. C’est vrai qu’il est déjà onze heures du matin.
— Jacques est déjà passé, à neuf heures. Il te fait une bise.
À demi réveillé je m’assois près du bureau d’accueil où une coupe de champagne vide traîne encore.
— Ça s’est fini tard ?
— Minuit, elle dit. Un monde fou. Et toi, ça s’est fini à quelle heure ? Vu la gueule que t’as, t’as fait la bringue ?
Pour toute réponse, je bâille.
— J’ai préparé ta fiche de paye, t’as plus qu’à vérifier les heures et j’irai la faire signer à Coste. Et l’Antoine, hop, le fric en poche, il disparaît, et on le voit plus jusqu’au décrochage, hein ?
Il est vrai que je ne mets jamais les pieds ici entre le montage et démontage d’une expo. C’est Jacques qui s’occupe de la maintenance, une fois par semaine.
— Elles appartiennent à qui, les œuvres ? je demande.
— Au patrimoine national. Morand a fait une donation à l’État.
Au patrimoine national… À tout le monde, en fait. Un peu à moi aussi. Coste nous a expliqué qu’elle avait rencontré Morand à son retour des États-Unis et que son travail lui avait beaucoup plu. Elle tenait absolument à faire cette rétrospective.
— Le Ministère de la Culture a prêté les œuvres pour un mois, fait Liliane. Au décrochage elles repartiront toutes au dépôt. T’aimes bien le dépôt, hein Antoine ?
Sûr, que je l’aime. C’est un gigantesque réservoir à œuvres où est stockée une partie du patrimoine. J’y travaille en été, quand la galerie est fermée, pendant les vaches maigres. C’est Coste qui m’a pistonné pour avoir ce job.
— C’est quand, au fait, la prochaine expo ?
— Le 22 mars, vous aurez quatre jours pour la monter. Et vu les œuvres, va y avoir du sport.
— C’est quel genre ?
— Des installations, des objets sur des socles.
Mauvaise nouvelle… Je redoute le pire. J’ai horreur de ça, les objets, les statuettes africaines avec des walkmen, des brosses à dents sur des parpaings, des ballons de basket dans des aquariums, et d’autres choses encore. C’est la tendance post-Emmaüs. Depuis trois ans, l’art contemporain s’est mis à concurrencer la brocante. C’est le culte du practico-inerte. On regarde un ouvre-boîtes sur un socle et on se pose toutes les questions qu’on ne se poserait pas dans sa propre cuisine. Je veux bien… On a pas fini de rigoler, Jacques et moi. Combien de fois ai-je répondu à des visiteurs que le cendrier et le porte-parapluies ne faisaient pas partie des œuvres exposées.