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Un visage fripé derrière le rideau, un moteur rauque qui hurle dans le casse, un berger allemand que la vieille dame rappelle à elle. Le chien obéit aussi sec.

— Je voudrais des nouvelles de Julien !

J’ai vite compris qu’il n’y avait rien de plus facile et de plus infâme que de baratiner cette vieille. Maman Bettrancourt. Mais comment entrer, sinon ?

Elle ne paraît ni surprise ni effrayée. Elle m’a proposé de la suivre à l’intérieur, parce que ça sera plus commode, parce qu’il y a trop de bruits de voitures, parce qu’elle s’ennuie, et parce que c’est toujours agréable de recevoir un ami de Julien. Un ami, n’est-ce pas ? Oh oui madame, vous pensez, depuis les Beaux-Arts, ça remonte au moins à…

— 63, elle dit, sèchement.

Le chien me flaire les mollets, la salle à manger n’a pas dû bouger depuis cinquante ans, Mme Bettrancourt en a bien soixante-dix, et hormis elle il ne doit pas y avoir grand monde ici. Elle me fait asseoir à la table, sort une bouteille de liqueur et deux verres, et tout ça ressemble au rituel le plus rodé que j’aie jamais vu. Je me suis mis à penser à son jeune irréductible de fils. Tout ce que je vois ici ne cadre pas vraiment avec le personnage décrit par Béatrice. Un rugissement de moteur, de nouveau, avec, aux commandes, un mécano qui se prend pour Karajan.

— Je déteste les voitures, mais je ne peux pas quitter la maison. Tout ce qui me reste de Julien est ici. Alors… Vous aussi, vous êtes un vrai peintre ?

Que répondre ? Non, forcément, je fais de l’import-export. Je suis sûr qu’en sortant d’ici, elle n’aura toujours pas vu que j’étais manchot.

— Vous êtes déjà venu ici, non ? Il me semble vous reconnaître. Il avait tellement de copains, à l’école. Et ça défilait, et ça discutait, si son père avait pu voir ça…

— Je me souviens de quelques copains, Alain Linnel, Étienne Morand, et d’autres…

— Vous vous souvenez d’Alain… ? On peut lui téléphoner si vous voulez, oh oui, il serait si content de revoir un copain de classe…

Je suis obligé de me lever quand elle agrippe le téléphone.

— Non, non, je ne peux pas rester longtemps.

— Alors revenez demain soir, on sera justement vendredi, vers six heures. Il n’arrive jamais avant…

— C’est gentil de venir vous rendre visite. Il vient souvent ?

— Oh, c’est même trop, il doit bien avoir d’autres choses à faire… Il s’inquiète. Il a vraiment tenu à ce que Bobby me tienne compagnie… C’est lui qui me l’a acheté. Il veut m’installer à la campagne, mais je ne peux pas laisser tout ça. Il est tellement gentil. C’est tellement difficile, la peinture… Il faut combien d’années avant que ça devienne un vrai métier ? Et Alain, je suis sûr que c’est un vrai peintre, et qu’un jour, il les vendra, ses tableaux. J’ai confiance.

— Et Julien aussi, à l’école, il faisait de belles choses.

Elle pousse un petit râle, presque amusé.

— Vous pensez vraiment ?

— Oui.

— Peut-être… Remarquez, je n’ai jamais rien dit contre, il faisait ce qu’il voulait. Je respectais tout, vous savez. Même si je ne comprenais pas, je savais qu’il aimait vraiment ça, qu’il était sincère… Il avait l’air tellement concentré sur ce qu’il faisait. On avait l’impression que c’était grave. Mais pourquoi il faisait des choses aussi… aussi tristes… Ce n’était pas un garçon triste, vous savez… Alors pourquoi il faisait ces… ces choses ? Moi, vous comprenez, je pensais qu’un artiste devait faire des sculptures qui vous font oublier la misère… une manière d’optimisme… Des peintures qui font du bien… Je ne sais pas comment dire… Mais j’ai tout gardé. C’est tout ce qu’il me reste depuis l’accident. Vous voulez les voir ?

— Oui.

— C’est mon musée à moi. À part Alain, il n’y a pas beaucoup de visiteurs…

Elle a dit ça pour me faire sourire. Je la suis dans une chambre du rez-de-chaussée, avec une fenêtre qui donne sur le casse auto.

— C’était son atelier, il disait.

Une odeur totalement différente, un soupçon de graisse et d’huile de vidange qui persiste avec les années, et ça n’a rien d’étonnant quand on jette un œil sur l’ensemble. Des dizaines de kilos de ferraille, des mobiles suspendus au plafond, des petites architectures de métal tressé, soudé et collé sur des plaques de bois. C’est ce qu’on repère le plus vite. Toutes du même format, des rectangles de bois de 30 sur 60 centimètres. Ce qui frappe avant tout, c’est un sentiment de précision, l’agencement des pièces métalliques obéit sûrement à un ordre bien défini. Le contraire de l’aléatoire.

— Il appelait ça ses portraits. Qu’est-ce qu’on pouvait bien leur apprendre, dans cette école des Beaux-Arts…

Des portraits.

Je ne résiste pas à la curiosité d’en disposer un, droit, contre le mur. Puis un autre, puis tous. C’est comme ça qu’on les regarde, si l’on se fie aux flèches tracées au crayon, derrière le bois. Et pas seulement ça. Elles s’accompagnent toutes d’un prénom, au crayon toujours. Mon cœur se met à battre, mais ce n’est ni la peur ni l’angoisse.

« Alain 62 ». « Étienne 62 ». « Claude 62 ». Et d’autres, que je ne connais pas.

« Alain 62 ». Un faciès prend forme, petit à petit, au milieu de cette minuscule jungle de métal. L’œil gauche est une petite spirale, une pièce d’horlogerie, une boîte de coca éventrée et martelée suggère le front, et tout un enchevêtrement méticuleux de chaîne de vélo, un sourire rouillé. Par endroits, il y a de la graisse de moteur qui fait luire des traits. Une sensation de plein, une joue arrondie en fer forgé, un nez impeccablement ciselé dans une lame de couteau rongée par la rouille.

Plus je le regarde, et plus…

— Faites attention… Surtout avec les choses qui sont sur la table.

Des objets posés. On comprend pourquoi il faut faire attention. Ce sont des objets hostiles. Une timbale en aluminium incrustée de lames de rasoir. Il est impossible de la saisir sans avoir la main en sang. Un combiné de téléphone hérissé de piquants rouillés. Un panier dont l’anse est une serpe aiguisée.

— Combien de fois il s’est blessé…

Par la fenêtre, je vois le grillage éventré qui séparait jadis la maison du casse auto, et au milieu, deux carcasses de voitures à la verticale, enchevêtrées l’une dans l’autre.

Une étreinte.

— Le patron d’à côté le laissait jouer avec des épaves. J’avais un peu honte dans le quartier, mais ça lui faisait tellement plaisir… Et puis l’année dernière, le patron a voulu faire le ménage, et Alain lui a racheté ça. Ce que vous voyez en bas. Je déteste les voitures.

Elle tient à me ramener vers le salon. Et c’est dommage. Je serais bien resté une heure de plus à faire un bout de chemin avec tout ça, découvrir d’autres visages, et risquer ma dernière main à l’approche des objets impossibles.

— Et vous avez revu Morand, après l’accident ?

— Le petit Étienne… Non, je crois qu’il est parti en Amérique, et l’autre non plus n’est jamais revenu, j’ai oublié son nom, celui avec la belle voiture rouge. Je déteste les voitures. Toujours fourrés ici, ces trois-là, et ça discutait, et ils se disputaient, même, des fois.

Elle laisse passer un instant. Je me mords la lèvre.

— Et ce soir-là, ils sont partis avec la 4L. Il a pas eu de chance, mon Julien. Les autres en sont sortis indemnes. Repassez un vendredi soir. Alain sera là, ça lui ferait tellement plaisir.