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La galerie semble close et je n’ai pas vu le moindre mouvement à l’intérieur. Seule l’absence de rideau de fer m’a donné espoir, et cette fois j’ai changé mon poste de vigie. À l’entresol de l’escalier B il y a un atelier de confection typique du quartier, et pour l’instant je n’ai pas eu à m’exposer au moindre va-et-vient. En attendant qu’on daigne bien se manifester.

Delarge, seul, les clés en main, est apparu aux alentours de vingt-trois heures. J’ai dévalé les escaliers sans penser à rien d’autre que le cueillir de plein fouet avant même qu’il puisse réagir. Je cours le plus vite possible dans la petite cour vide, il se tient courbé en avant, la main tournant la clé du système de sécurité. Le rideau était baissé d’un tiers, et je passe mon bras sur son épaule, comme pour surprendre un vieil ami. La pointe en triangle du cutter arrive juste sur sa carotide.

— Vous ouvrez, s’il vous plaît, j’ai demandé d’une voix calme.

Il braille de surprise. Il me reconnaît, éberlué, il bafouille, tout se passe très vite, il se relève et tourne la clé dans l’autre sens.

— Vous pouvez baisser le rideau, de l’intérieur ? dis-je en pressant la lame un peu plus dans sa gorge.

Il ne résiste pas et pousse un oui hystérique. La peur déforme son visage et il tremble en manœuvrant la serrure. Mon cœur bat à peine plus vite, je sens mes deux bras pleins de force, le métal reste fiché sous son menton sans dévier d’un millimètre. Le fait d’avoir attendu vingt-quatre heures n’a fait que décupler ma haine. Hier je ne connaissais pas cette petite dame qui vit sur l’autel rouillé du souvenir. Je ne supporte plus qu’on assassine la douceur et la gentillesse. Hier j’aurais peut-être été hésitant et brouillon.

Il a éclairé la galerie avant même que j’en émette le souhait.

— Ne me… ne me faites pas de mal !

Je le sens là, au bout de ma lame, perclus de trouille, et ça me facilite la tâche. Tant qu’il geint comme un môme je peux la jouer facile. Coincé entre la lame et ma poitrine, il avance, droit devant, jusqu’au bureau d’accueil. Je vais pouvoir jouir, enfin, d’une impunité totale, protégé par un rideau de fer.

— Allongez-vous sur le ventre, par terre !

Il obéit. Je passe le nœud coulant du lacet à un pied de la table en la soulevant avec mon épaule. Je dois m’y reprendre à deux fois, et avec les dents, j’ouvre grand la boucle du second nœud, à l’autre bout du lacet.

— Relevez la tête… Approchez-vous du pied, merde !

Je passe doucement sa tête dans la boucle et je tire un coup sec. Il ne crie pas. Il n’y a pas plus de dix centimètres de corde entre le pied de la table et son cou. Je le regarde, prostré à terre, retenu par une laisse trop courte, comme un clebs terrorisé, à la merci du premier coup de pied.

— Vous voyez, j’utilise les mêmes armes que votre tueur, un cutter et une corde, et tout ça d’une seule main.

— Ne me faites pas de mal…

— C’est à vous que je le dois, ce moignon, hein… ?

— … Qu’est-ce que vous voulez ?

— Une interview.

Il écarquille les yeux, c’est le regard de la folie, ou de celui qui regarde la folie.

— Celui qui m’a tranché la main, celui qui est venu chez moi pour finir le boulot, c’est un type à vous, non ? Répondez. Vite.

Il a braillé un son qui pourrait signifier un oui comme son contraire.

— Ce n’est pas clair.

Il déglutit plusieurs fois et tente de s’agenouiller, mais la corde le lui interdit.

— Je ne dirai rien.

Il enfouit la tête dans ses épaules et ferme les yeux très fort. Un caprice de gosse. De morveux mal embouché. Têtu.

— Je… Je ne vous dirai rien…

J’ai accusé un mouvement de surprise. Je n’ai pas su quoi faire. Il répète lentement sa phrase, il ne le dira pas, il ne le dira pas.

C’est bien ma veine. Tout partait si bien, et je me retrouve avec une boule de peur sous la table. Il a encore plus peur de laisser échapper un aveu que d’une démonstration de violence. Et cette violence, j’en suis parfaitement incapable. Je ne me fais aucune confiance dans ce domaine. Avec le gentleman, pas de problème, au contraire, j’aurais aimé en faire beaucoup plus. Mais avec un homme de trente ans mon aîné, agenouillé, je suis perdu. En fait, le soir du vernissage, j’aurais dû taper sur Linnel. J’étais saoul.

Le temps et l’hésitation jouent contre moi, je commence à sentir qu’il m’échappe, qu’il ne me craint pas.

Je ne dois pas le rater.

Dans deux secondes il va presque sourire.

Je me suis assis, par terre, près de lui. Je me suis efforcé de penser que cet homme a brisé le reste de ma vie, et qu’hier encore il voulait me voir mort.

J’avise, au mur, les toiles, et m’approche pour mieux les voir.

— L’art, c’est vraiment une passion ? je demande à haute voix.

Pas de réponse.

— C’est votre collection personnelle, hein ?

Pas un mot.

— Une vraie passion ou un bon placement ?

Silence.

Je sors un briquet, acheté pour l’occasion. Une idée piquée au gentleman, comme le reste de mon arsenal.

Je ne vais pas mettre cette ordure en sang. Question de santé mentale. Mais je sais, comme n’importe qui, que la gamme des tortures est presque infinie. Il le sait aussi, et une nouvelle lueur d’inquiétude lui éclaircit l’œil. Je saisis le briquet et approche la flamme du Linnel.

— Ça ne… ça ne vous servirait à rien ! dit-il de sa voix cassée.

— Une passion ? Ou rien qu’une mine de fric ?

— Arrêtez… Je ne dirai rien !

La flamme mord le centre de la toile, un rond noir se forme et la langue de feu commence à percer.

— Arrêtez ! Vous êtes… Vous êtes fou ! Ne faites pas ça ! Nous n’avions rien… contre vous… spécialement… Nous voulions juste l’Essai 30.

La toile se consume, tout doucement.

— Vous vous êtes interposé, il a… il a réagi… Personne ne savait que vous… que vous cherchiez à en savoir plus… vos questions… Vous saviez que les Objectivistes avaient existé… Et nous cherchons tous à les oublier…

Il me supplie, une fois encore, d’éloigner la flamme. À quoi bon. Ce truc racorni est devenu invendable. Ou bien c’est juste sentimental. Il a choisi une toile qui lui plaisait dans l’atelier de son poulain et ami.

— Continuez… dites-moi ce qui s’est passé après le Salon de 64.

— Je voulais m’occuper d’eux… Les faire travailler… Oh et puis… Faites ce que vous voulez, je ne dirai plus rien.

Le Linnel n’est plus qu’une cavité noire. Je ne dois pas lâcher maintenant, Delarge est à bout, il est revenu sous mon emprise. À qui le tour, maintenant ? J’ai le choix.

— Lequel je crame en premier ? Le Kandinsky ou le Braque ?

Delarge se prend la tête dans les mains, il me supplie, il tire comme un âne sur son licou et déplace le bureau.

— Ne bougez plus, Delarge, dis-je en agitant le briquet.

Il se fige, les yeux remplis d’horreur.

— Ils avaient un meneur… un raté qui avait besoin du groupe pour cacher sa médiocrité ! Il ne m’intéressait pas mais ce crétin tenait sous sa coupe les trois autres, je voulais Linnel et Morand, ce sont eux qui m’intéressaient vraiment, j’avais visité leur atelier, Linnel avait tout ce qui fait un grand artiste, et Morand avait une dextérité et une précision qui auraient pu m’être utiles un jour. Rien à voir avec ce que faisait leur meneur ! De l’art pauvre ! Mais voilà, ils ne faisaient rien sans lui, sans sa parole d’évangile ! Des jeunes cons influençables. Ne faites pas ça, je vous en supplie, éloignez cette flamme ! Je vous donnerai tout ce que vous voulez…