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En poussant ses jérémiades il vient de répondre à ma question. Passion ou fric, les deux sont totalement compatibles. J’ai éteint le briquet.

— Qu’est-ce que vous avez fait de Bettrancourt ?

Son regard qui me balaye des pieds à la tête veut tout dire. Avec une question pareille j’étais sûr de lui donner une idée de l’avance que j’avais acquise sur l’oublieuse Histoire de l’Art contemporain.

— C’est lui qui a fondé le groupe, c’est lui qui a toujours refusé mes propositions… mais j’ai fini par les avoir. Les trois autres n’ont pas tardé à comprendre, un groupe ne dure jamais très longtemps, je leur ai expliqué qu’ils n’iraient pas loin en refusant de vendre, que leur petite rébellion d’adolescents allait tourner court, et puis, l’argent… Linnel a été le premier à mordre, Reinhard n’en avait pas besoin mais il a suivi, et Morand a résisté encore un peu.

Il tente de desserrer le lacet avant de poursuivre.

— Bettrancourt n’aurait jamais fléchi, il devenait gênant. Il aurait préféré crever, par éthique, oui, par éthique… Un fou. J’ai convaincu les autres de présenter une toile à la commission d’achats sans qu’il soit au courant, pour leur prouver que leur peinture valait cher. Et ce n’était qu’un début. Quand l’État a payé, ils ont enfin compris. La parole d’évangile a commencé à s’émousser, Bettrancourt perdait son autorité, les ambitions de chacun se révélaient petit à petit. Et vous voulez vraiment savoir ? Je suis fier d’avoir fait ça. Ils ont peint, grâce à moi, au lieu de finir dans l’oubli.

Le tourbillon de ses phrases me donne un peu le vertige. La sensation que le brouillard s’est dissipé au-dessus du ravin, et que je peux enfin m’y pencher. J’aurais tellement de choses à lui demander qu’aucune ne me vient spontanément, et nous restons muets, un moment, tous les deux.

— C’est moi qui vais vous raconter la suite. Contrairement à ce que vous avez dit, vous savez très bien ce qu’est devenu Bettrancourt. Vous avez poussé les trois autres à se séparer de lui, d’une manière ou d’une autre. Le groupe était promis à une grande carrière, et après tout, pourquoi ne pas travailler à trois, au lieu de quatre, vu que l’idée et le système étaient trouvés. Vous leur avez fait miroiter bien plus qu’un jeune étudiant ne peut imaginer. Et tout ça si vite. Et si aujourd’hui on tient tellement à oublier les Objectivistes, c’est que la fin de leur histoire a été radicale. Bettrancourt vous faisait peur, il aurait été capable de beaucoup. Ils ont éliminé le chef de file, un accident de voiture, tout bête. Octobre 64. N’est-ce pas ?

Il relève la tête et ricane d’étonnement.

— Vous saviez… Vous m’avez forcé à dire ce que vous saviez déjà ?

— Je m’en doutais un peu. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi ils n’ont pas continué le groupe.

— Oh ça, moi non plus. Après l’accident ils ne savaient plus eux-mêmes s’ils étaient coupables ou pas. Morand a très mal vécu la suite, le remords, une bêtise de ce genre… Un matin il a annoncé aux deux derniers qu’il partait aux États-Unis, que les Objectivistes existeraient sans lui. Reinhard a eu peur, il a lâché les pinceaux pour reprendre le cabinet de son père.

— Et Linnel a continué en solo, sous votre protection. Ça explique vos rapports troubles. Une collaboration bâtie sur un cadavre, un beau début… Mais, vingt ans plus tard, Morand revient, mort, mais présent. On lui consacre une expo, et on glisse sans le vouloir une toile objectiviste, un souvenir. Ça fait resurgir des trucs oubliés, et qui tombent mal, juste au moment où Linnel vient à Beaubourg, avec une commande publique, en plus.

— Plus personne ne savait ce qu’il était devenu, et voilà que Coste le fait renaître. Cette toile ne devait pas être exposée, elle recelait des preuves, nous avons paniqué. Ensuite il fallait continuer le travail, la toile vendue à l’État. Et tout était terminé, plus aucune trace de ce groupe de malheur. Et puis…

— Et puis il y a eu moi.

Je laisse échapper un soupir de fatigue. Je suis éreinté. Et j’en ai marre. J’ai envie de partir et le laisser là, pendu à sa laisse. Je ne vois pas comment faire autrement. J’ai envie d’être tranquille.

Seul.

Mon désir de vengeance s’arrête là.

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi… ?

— Moi, rien.

En disant ça je repense à la journaliste, et à sa preuve écrite. En menaçant de réduire le Braque en papillotes j’ai obtenu le nom du faussaire. J’ai regretté que ça ne soit pas Linnel. Un nom qui ne m’a rien évoqué.

— Dites voir, monsieur Delarge, votre faussaire, il a d’autres talents, non ?

— Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Il vous rend pas mal de services. Et il porte un costume en tweed et un Burberry’s, hein ?

— C’est vrai… mais vous pourriez brûler ma collection entière, je ne pourrais pas vous en dire plus. Il n’a rien à voir avec les Beaux-Arts. Je ne connais presque rien de son passé. Je crois qu’il peignait, avant. Il a déjà eu des histoires avec la police mais ça ne me regarde pas. On ne l’exposera plus jamais nulle part. Je m’arrange pour le faire travailler.

Un artiste à sa manière, j’ai pensé. En fouillant dans le bureau annexe je n’ai trouvé qu’une lettre de Reinhard où il est fait allusion à une commande de 150 pièces. Je crois que ça fera l’affaire. À Béatrice de se débrouiller. Ça ne me concerne plus.

— Je vous propose de tout arrêter là. J’en sais trop sur vous, sur Reinhard et Linnel, je suis un danger vivant, je sais… Je ne veux plus vivre dans l’attente d’une visite de ce gentleman qui cette fois ne me ratera pas. Sachez que s’il m’arrive quoi que ce soit, la journaliste d’Artefact publiera un dossier complet sur ce qui m’est arrivé. Elle est capable de tout, non ?

— Cette… cette garce…

Je n’ai pas apprécié. Non. Encore un mot de trop.

Ni une ni deux je décroche l’aquarelle de Kandinsky et la pose à terre. Je rallume le briquet, il hurle à la pitié et j’aime ça.

— Vous ne pouvez pas faire ça ! Vous ne savez pas, vous ne pourrez pas !

Et brusquement je me dis qu’il a raison. Que ça ne servait à rien de brûler bêtement une œuvre d’art d’une telle envergure. Je ne me rends pas bien compte de ce que représente un Kandinsky. Je n’y connais rien. Je suis un béotien crasse. Je sais juste que c’est un nom qui impose le silence quand on le cite, qu’il est à l’origine de l’abstraction, et qu’il l’a découverte en tombant raide d’admiration devant un de ses propres tableaux accroché à l’envers. Alors moi, brûler une pièce comme ça, j’ai trouvé ça mesquin. Que ça manquait foncièrement de plaisir, un geste pareil.

Alors je change d’idée, ou plutôt, de supplice. Près du livre d’or il y a des stylos, des feutres et un gros marqueur. Et je me suis dit : Vas-y Antoine, ça ne t’arrivera qu’une seule fois dans ta vie.

J’ai décapuchonné le marqueur avec les dents et l’ai brandi haut, dans le coin gauche de la toile. Derrière moi, j’ai entendu un cri déchirant qui n’a fait que m’encourager.

— Taisez-vous ! Il ne s’agit pas de défigurer votre toile, mais juste de lui rajouter deux ou trois bricoles.

Fond bleu, ronds verts barrés de traits, des figures géométriques qui se superposent, des triangles dans des losanges et des croix dans des ovales de toutes les couleurs.

D’un trapèze, j’ai fait sortir trois marguerites noires. Près d’un croissant de lune j’ai peuplé toute une zone d’étoiles à cinq branches. Ma main gauche est formidable. Elle retouche un Kandinsky. Il m’a suffi d’avoir confiance en elle. Devant un rond, je n’ai pas pu m’empêcher de redevenir enfant, et j’ai fait une bouche et des yeux, avec iris et pupilles.