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Je lâche le marqueur à terre et me retourne.

— Eh ben voilà, c’est pas mieux comme ça ?

7

Quitter Paris.

Un jour ou l’autre il me faudra bien passer par Biarritz. Mes parents méritent mieux qu’une lettre. De toute façon ils seraient venus. Un siècle de peinture ne m’est pas venu en aide pour le croquer, ce billet. Rien que des petites ébauches désuètes. Mais maintenant je peux faire la nuance entre manchot et gaucher, je saurai leur expliquer, et dédramatiser peut-être.

Encore une ou deux choses à régler, téléphoner à Béatrice, mettre au point un dossier en béton sur mes derniers jours passés à Paris, avec en prime l’instantané de l’Essai 8. Ça servira d’illustration. Est-ce vraiment la peine de repasser chez moi ? Ou même de prévenir Delmas ? Non. Il saura bien me retrouver si je devenais indispensable. Tout ce que je souhaite c’est qu’il continue de piétiner, longtemps, qu’il laisse tout le monde en paix, je n’ai pas envie de parler, de témoigner et de justifier tous mes agissements. Ça me vaudrait sûrement pas mal d’emmerdements, entre les dissimulations de preuves et les agressions physiques, sans parler de l’obstination à faire justice moi-même.

La justice… On ne me rendra jamais ce que j’ai perdu, et le pire, c’est que je vais finir par m’en accommoder. Et oublier le billard. Bientôt. Tout ce maelström de hargne m’a épuisé.

J’ai dormi plus d’une journée entière. Un ordre du corps. Un besoin physiologique de solitude. Le veilleur m’a préparé un sandwich, j’ai bu une bière avec lui, au petit matin, et je suis remonté dans ma piaule. J’ai attendu encore une nuit en essayant de repenser à cette histoire dans sa totalité, et j’ai tout remis en place. Paisible. Je me suis restauré tout seul, je reprends peu à peu ma couleur initiale. J’ai réussi, pour la première fois depuis longtemps, à faire coïncider mon réveil avec le matin. Mon horloge organique s’est remise à l’heure d’elle-même, et elle m’indique qu’il est grand temps de sortir d’ici.

Béatrice doit s’impatienter, j’aurais dû appeler en sortant de chez Delarge, mais j’avais trop envie de me retrouver seul en attendant que la fièvre tombe.

Il n’est que dix heures du matin. Le gardien de jour a changé, je ne le connais pas. Quatre cents francs pour trois nuits, il me rend la monnaie sans cesser de fixer ma manche droite et ne daigne pas, ne serait-ce qu’une seule fois, me regarder en face.

— Je peux téléphoner, à Paris ?

Il pose l’appareil devant moi et sort de derrière son desk. Et moi qui commençais à perdre mon agressivité, je me demande si je serai un jour en adéquation avec les autres.

J’ai d’abord fait le numéro du journal, mais, en tombant sur le répondeur, j’ai compris que nous étions dimanche. Et quand on ne s’en doute pas, ça fait un choc. Dimanche…

J’essaie chez elle.

— Béatrice ? C’est Antoine.

— … Oui, une seconde…

Ça dure bien plus que ça. Je m’attendais à un râle de surprise, d’énervement, voire même une engueulade à cause de mon retard.

— Tu vas bien ? elle demande.

— Je ne sais pas. Je vais partir en province, et je voulais te…

— Où tu es ?

— Heu… à l’hôtel, mais je ne vais pas rester long…

— On se donne rendez-vous ?

Étrange. Je ne sais plus très bien qui j’ai au bout du fil. J’aurais pensé qu’elle me ferait cracher déjà beaucoup de choses au téléphone.

— Qu’est-ce qui se passe ? Je dérange ?

— Mais non, non. Tu passes chez moi.

— Pas le temps, je veux me tirer d’ici. On se retrouve à la gare de Lyon dans une demi-heure. Au buffet.

Elle attend une seconde avant d’accepter. Et de raccrocher, comme ça…

J’ai la sale impression qu’elle n’était pas seule. La fièvre remonte, d’une seule flambée. Quelque chose a dû m’échapper pendant mon sommeil. Un truc qui réveille ma paranoïa, juste au moment où je commençais à refaire surface.

Je sors, vite, et tourne en direction du boulevard Beaumarchais. Elle avait la frousse, c’est évident. Delarge lui a foutu la trouille ? Il n’a pas du tout intérêt à se plaindre auprès de Delmas, il a un passif beaucoup plus lourd que le mien. Ou bien il a joué un truc, il a brodé une histoire qui me fout dans la merde.

Qu’est-ce qui lui arrive, à ma Galatée ?

En passant devant un kiosque je demande Artefact mais celui du mois est épuisé. Je prends trois quotidiens, deux d’hier et le Journal du dimanche. Un petit encart en première page me renvoie en page trois. Les feuilles me glissent des mains.

Assassinat d’un grand amateur d’art.

La tête me tourne, je suis obligé de poser le journal sur le trottoir pour le feuilleter.

La nausée m’est venue.

Le célèbre marchand d’Art Edgar Delarge, bien connu dans le milieu de l’Art contemporain, a été retrouvé mort étranglé samedi matin dans sa galerie, rue Barbette dans le quatrième arrondissement. Son agresseur lui a tranché la main droite, que la police a retrouvée à quelques mètres du corps. Les enquêteurs n’ont pu constater aucun vol dans les quelques pièces de valeur qu’il gardait exposées dans sa galerie. Deux pièces pourtant ont été endommagées, une toile calcinée d’Alain Linnel, grand ami du marchand, et une autre de Kandinsky saccagée. À l’annonce de sa mort, et après une brève enquête, une journaliste de la revue Artefact s’est immédiatement présentée aux autorités pour

Des passants se retournent sur moi, amusés de voir un type par terre, en train de retenir les feuilles de son journal en plein vent.

… livrer des informations concernant le meurtre. Les enquêteurs n’ont eu aucun mal à faire la jonction avec un dossier ouvert par le commissaire Delmas de la brigade de répression du banditisme…

Je m’essuie le front avec la manche. Mes yeux sautent des lignes et passent d’un mot à l’autre sans rien comprendre au sens.

Un jeune homme aurait été directement désigné comme l’auteur du meurtre. Ancien assistant technique de la Galerie Coste, il…

J’ai chaud.

… et se serait vengé de l’agression où il a perdu la main en mutilant l’homme qui pour lui était responsable de son amputation.

Les phrases se brouillent, les mots sont vides, je dois m’accrocher à une fin de ligne pour rattraper la bonne, en dessous.

La jeune journaliste travaillait à un dossier compromettant qui devait révéler, en mai, une escroquerie du marchand. « Je voulais juste des renseignements surl’affaire Alfonso”, et je connaissais son désir de se venger de Delarge, mais en aucun cas je n’aurais pu imaginer qu’il en viendrait là », a-t-elle déclaré aux policiers qui l’interrogeaient. Le jeune homme avait fait sa propre enquête afin de retrouver lui-même le coupable. Avec l’aide de la journaliste à qui il avait proposé de faire « front commun » contre Edgar Delarge, il avait réussi à remonter jusqu’aux origines d’une histoire remontant à plus de vingt-cinq ans, dans laquelle le marchand était déjà impliqué. En 1964, lors d’un Salon…

Tout y est. Je me suis forcé à aller jusqu’au bout. Toute mon histoire est étalée là, sur quatre grosses colonnes. Elle n’a rien oublié de leur dire. La seule chose qui manque, c’est la fin. Ou le tout début. Le complot des trois artistes pour éliminer Bettrancourt. Le seul élément qu’elle n’avait pas.