Le corps d’Edgar Delarge sera inhumé, mardi, au cimetière de Ville-d’Avray…
Des gouttes de sueur me glacent le dos.
D’après le commissaire Delmas, l’arrestation du suspect est imminente…
Je ne devrais pas rester là, presque allongé par terre, le nez au vent. Boulevard Beaumarchais.
On recherche un manchot.
Qui a tué.
Qui a coupé une main. Il est impossible que je ne sois pas celui-là. Ça ne peut être que moi. Après tout, je l’ai peut-être achevé, là-bas, au bout de sa laisse. Et j’avais tellement envie d’avoir une deuxième main. Je l’ai sans doute tranchée, et puis, j’ai oublié… Béatrice l’a vu partir, ce fou de vengeance, vers celui qui l’avait rendu invalide. Et avant ça, au vernissage, tout le monde l’a vu, ce manchot, s’acharner sur le même homme. Et il a sûrement laissé des traces, là-bas, dans la galerie. Vu qu’il y était, cette nuit-là. Sa culpabilité est même plus évidente que la mort de Delarge.
Et son arrestation est imminente.
Il est temps de remonter sur mes jambes, marcher, tourner le coin de la rue, partir. Pas vers la gare de Lyon, pas vers la rue de Turenne, ni le dédale du Marais. Nulle part. Arrestation imminente. Je vais fuir le regard des passants, je vais cacher mon bras, mon bras de manchot, un manchot qui ne connaît que la justice du talion, œil pour œil, main pour main. Les journaux disent que je suis passé de l’autre côté, je croyais bien m’être arrêté in extremis à la frontière, en limite de la zone libre. C’est Briançon qui avait raison depuis le début, avec ses images et ses métaphores.
Ne pas quitter Paris.
Mes parents auraient préféré me savoir manchot qu’assassin. Ça aurait été tellement facile de leur dire que j’avais une main en moins, comparé à cette inacceptable vérité. La police de Biarritz les a sûrement visités, déjà. Ce sont mes seules attaches au monde, mon seul abri possible. « Quelqu’un à prévenir » disait le médecin, à l’hôpital. « Personne ? Vraiment ? »
Comment ai-je pu me débrouiller pour vivre comme un étranger, avec mes deux demi-vies, celle du jour et celle du soir. Même Paris m’apparaît comme une menace d’exil.
Place Saint-Paul, une bouche de métro, deux directions, Pont de Neuilly, pourquoi pas, ou Château de Vincennes, pourquoi pas, un kiosque à journaux bourré de journaux, une cabine de téléphone, des gens en promenade du dimanche, une voiture-pie qui file vers Bastille.
Je ne tiendrai pas longtemps.
J’entre dans la cabine en pensant que la cage de verre m’isolera, un instant, du va-et-vient. Je n’ai pas d’agenda, juste un petit carré de papier avec l’essentiel de mes connaissances, plié dans mon étui de carte orange. Il faut que je parle à quelqu’un, lui crier mon innocence, il faut que j’arrive à en convaincre au moins un, un seul, et je n’en vois qu’un.
Il m’aime bien. Je n’ai jamais su pourquoi. Il m’a déjà hébergé.
— Docteur Briançon ? C’est Antoine. Il faut qu’on se voie, il faut qu’on parle…
— Non… Impossible…
— Vous avez lu les journaux ?
— En fouillant chez vous la police a trouvé des billets que je vous avais laissés. Ils m’ont demandé des choses sur vous, un avis de thérapeute, les répercussions psychologiques de votre accident.
— Et qu’est-ce que vous avez dit ?
— Ce que j’ai toujours pensé. Ce sur quoi je vous ai toujours mis en garde, votre violence refoulée, votre démission… Et tout ce que ça peut engendrer comme troubles du comportement. Pourquoi ne m’avez-vous pas écouté ?
— Mais…
— Allez les trouver, Antoine. C’est le mieux à faire.
— Je n’ai tué personne.
— Écoutez, ils m’ont demandé de les prévenir au cas où vous me contacteriez. Je ne cherche pas à savoir où vous vous trouvez en ce moment, je ne leur dirai pas que vous avez appelé, mais si vous venez ici je n’hésiterai pas une seconde. C’est le meilleur service à vous rendre. Alors, allez-y de votre propre initiative. C’est important.
Dans sa voix je sens toute la pondération de qui parle à un psychopathe. Une espèce de phrasé docte et précis qui vous pousse à en devenir un, si ce n’est déjà fait. Je ne dois pas me laisser avoir par ça. Il faut que je reste concentré sur cette dernière image, le marqueur qui tombe à terre et mon départ cynique, mon sourire satisfait après l’opprobre jeté sur un chef-d’œuvre. C’est comme ça que ça s’est passé. J’ai attendu un long moment avant de raccrocher.
— Vous savez, docteur… J’ai eu raison de refuser vos séances. Quand on a dévalé la pente, quand on est passé de maître à esclave, il n’y a plus que l’épreuve du quotidien, lente et fastidieuse, pour sortir du désert. Je ne me suis jamais senti aussi gaucher qu’aujourd’hui.
Je suis sorti de la cabine, le carré de papier écrabouillé dans la main.
Des gens m’attendent, au buffet de la gare de Lyon. Je les imagine. Béatrice, assise, morte de peur, un ou deux types, pas loin, assis devant un café en faisant semblant de regarder le panneau des départs, et Delmas, pas loin non plus, planqué dans le bureau des douanes, et d’autres encore, à chaque sortie.
Devant une nouvelle cabine, près du pont de Sully, j’ai essayé à nouveau, et je m’en veux d’avoir pensé à Véro… Ça n’a duré que quelques secondes, juste le temps de l’entendre bafouiller de surprise et de peur, elle aussi, « tu es… tu es… », elle n’a pas su trouver le mot, j’ai pas eu le loisir de l’aider, elle a coupé. Et je me suis pris à penser à sa place en imaginant toutes les hypothèses qui s’offraient à elle, et notamment une : je suis un assassin, j’ai toujours voulu la toile du dépôt, Nico ne me l’aurait jamais donnée, j’ai tué Nico. Pourquoi pas ?
Île Saint-Louis.
Ciel ouvert.
J’ai besoin de m’emmurer vivant. Avant que d’autres ne le fassent. Je repense aux années qui viennent de s’écouler, aux individus avec lesquels j’ai échangé des paroles. Dans les derniers, il y a Liliane, Jacques, Coste. Ceux-là racontent déjà la triste histoire de l’accrocheur sanguinaire et secret qu’ils ont côtoyé chaque jour sans s’apercevoir de rien. « On ne savait jamais ce qu’il faisait après dix-huit heures. »
Qu’est-ce qui le faisait bondir hors de la galerie, comme si on le libérait du cachot, après dix-huit heures ?
Si. Moi je sais.
Il m’a fallu une heure, à pied, pour rejoindre la place des Ternes. Sur le trajet, en longeant le plus possible la Seine, j’ai essayé de marcher comme un innocent. Et je me suis égaré. Jusqu’au pont de l’Alma j’ai sincèrement pensé qu’un type en cavale avait des techniques bien au point, et que je n’étais qu’un novice, incapable de regarder autre chose que ses pieds, et qui blêmit à la moindre sirène alentour.
Et pourtant. Au fin fond de ma conscience lourde de tous les maux de la terre, une petite bouffée d’espoir est venue me sauver de la noyade.
Il y a eux. Trois, quatre, pas plus, et c’est énorme. J’étais leur junior, leur héritier, leur enfant prodige. Ils ont cru en moi. Ils se foutaient bien de savoir ce que je faisais avant dix-huit heures, du moment que j’étais là, à leur faire des tours de passe-passe avec la rouge et les blanches.
Ils m’ont vu grandir, timide, attentif aux conseils des vieux. Ils s’y sont mis à tous pour me faire travailler la gamme des coups, selon leur spécialité. Angelo m’a dit tout ce qu’on peut connaître sur le « massé », taper dans la bille pour lui faire faire deux choses à la fois, jusqu’à la rendre cinglée. René, avec sa science du « rétro », m’a appris comment on faisait reculer une bille, comme si, en pleine course, elle changeait brusquement d’avis pour revenir à l’exact point de départ. Benoît, dit « la marquise des angles », qui m’a livré tous les secrets du jeu en trois bandes. Et le vieux Basile qui m’a montré toutes les choses interdites, le saut périlleux des billes, les carambolages, les coups plombés, tout ce qui ne sert à rien mais donne du bonheur aux foules.