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Tout ce qui, maintenant, est mort écrasé sous un quintal de ferraille.

Je n’ai plus qu’eux, désormais. S’ils me ferment la porte de l’académie on m’ouvrira toute grande celle de la taule. Et je ne leur en voudrais pas, je me suis sauvé comme un voleur et je reviens comme un assassin. C’est beaucoup demander.

En attendant la fermeture officielle, vingt-trois heures, je me suis interdit les cafés. Le parc Monceau m’a semblé être le seul endroit possible alentour. J’aurais voulu m’allonger sur un banc mais je me suis efforcé d’être le plus convenable possible, le plus anonyme des badauds, un type qui prend le frais en mangeant un sandwich, en lisant de très près le Journal du dimanche, et en cherchant quelle espèce d’ordure avait bien pu lui mettre un crime sur le dos. Sur ce dernier point je n’ai pas tergiversé longtemps. Un nom m’est venu très vite.

Au loin j’ai vu un homme en costume bleu prier les promeneurs de bien vouloir sortir. Sans attendre qu’il vienne à moi j’ai quitté mon banc sans faire d’histoire. Entre dix-sept et vingt-trois heures j’ai marché, encore et encore, sur les Champs-Élysées et autour de la place de l’Étoile. Je ne tiens plus debout. René doit empoigner ses clés, maintenant. Il a rangé les billes dans les compteurs en criant la fermeture à la cantonade. Angelo se demande si sa femme l’a attendu, devant la télé, et Benoît propose à qui veut bien, un dernier petit frotin. En bas, l’enseigne verte est toujours allumée. Mon cœur s’emballe, peut-être à cause de ma dérive, peut-être à cause d’eux, là-haut, qui ne m’attendent pas. J’ai tourné en rond en n’oubliant aucun feu vert, en faisant des détours pour traverser dans les clous. Avant de m’engager dans les escaliers je respire un grand coup. Jamais je ne les ai montés aussi lentement. Trois adolescents descendent, encore excités, et surpris qu’il fasse déjà nuit. Au seuil des portes battantes, je colle mon front contre la vitre pour voir si l’extinction des lumières a déjà commencé, ou bien s’il reste encore un ou deux piliers qui n’ont définitivement plus envie de rentrer.

Le lampadaire rose de la table 2 est encore allumé. Angelo regarde par la fenêtre, une bière à la main. René étale les bâches sur les tables. Benoît joue, seul, en faisant un peu de cinéma, mais personne ne le regarde frimer. C’est l’ambiance moite du dimanche soir. J’ai presque envie de fuir pour ne pas troubler leur tranquillité. Leur lenteur. Ils m’ont peut-être déjà oublié. S’il n’y avait pas cet avis de recherche qui me colle aux talons je serais déjà loin. Il est des jours où l’on a beaucoup de mal à respecter ses décisions.

René a aperçu une silhouette, derrière la porte. « Fermé ! », il gueule. J’entre. Ils lèvent tous les trois le nez vers moi. La manche dans le dos, je m’arrête au bord de la première table.

J’attends.

Angelo glousse.

René cherche quelque chose à dire.

— C’est à cette heure-là qu’ t’arrives…

Benoît s’approche de moi, Angelo ricane :

— Aaah… c’est toi, Pomponnette ! Salope ! Et lé pauvre Pompom, tout seul, là, il se fézé du souci…

Je le retrouve intact, avec sa gueule de rital et son imitation de Raimu. Il y a des choses immuables, en ce bas monde. Et Benoît, planté devant moi, qui me pince l’épaule pour voir si c’est pas du toc.

— C’est toi, Antoine ?

— Bah… ouais.

— Et ben si c’est toi, t’es qu’un bel enfoiré.

Il a lu les journaux ? Non, ça m’étonnerait, il a déjà du mal à acheter L’Équipe.

— Enfoiré, va… T’as honte de nous ? T’es parti jouer à Clichy ? Et Langloff, hein ? Il a téléphoné dix fois.

Le trio m’a entouré lentement. Pour me casser la gueule ils ne s’y seraient pas pris autrement. Je n’ai pas su quoi répondre, aucun mot n’aurait pu expliquer quoi que ce soit. J’ai simplement remonté ma manche pour découvrir le moignon. J’ai su que, comme excuse, ça suffisait.

— Regardez vite, parce que je vais le ranger.

René, feignant l’assurance, a cherché quoi dire, encore.

— C’est pas une raison.

Ils n’ont pas osé m’embrasser. Ça, on ne l’a jamais fait. Tour à tour, ils m’ont serré contre leur cœur. Comme un con, j’ai dit que j’allais chialer, et ils se sont foutus de moi.

Qu’est-ce qu’il fallait que je dise ? J’ai avoué mon boulot à la galerie. Rien que ça, ils ont eu du mal à comprendre. J’avais l’impression de parler une autre langue. Le seul rapport que René ait jamais eu avec la peinture, c’est en scotchant au mur un couvercle de boîte de chocolat à l’effigie du Clown de Buffet. Benoît m’a demandé si « contemporain » voulait dire « moderne ». Quant à Angelo, il a juste tenu à préciser que la Joconde appartenait à l’Italie, et pas au Louvre. Comment leur expliquer que des gens pouvaient s’entre-tuer pour trois carrés rouges sur fond noir, ou trois bassines renversées sur des boîtes de conserve ? À mesure que j’avançais dans mon histoire, en jaugeant leur scepticisme, j’ai compris comment la raconter. La main. Ils n’ont vu que ça. La main. Je l’avais perdue, je ne pourrais plus jamais jouer, je voulais retrouver celui qui m’avait fait ça. Simple. Point final, tout le reste, c’était du bla-bla, des histoires de fric, comme partout ailleurs.

En parcourant l’article me concernant dans le journal, ils ont compris le principal : je suis sérieusement dans la merde. Contre toute attente, ils ont cru immédiatement à ma version des faits concernant l’autre main, celle de Delarge.

— Le gars qu’a fait ça… il a voulu se faire passer pour toi, à tous les coups ! a fait Benoît.

— Et c’est une vache de bonne idée ! a ajouté René.

— Mêmé si moi ze soui flic, z’en doute pas una minoute.

— Et tu vas vivre où, maintenant ?

J’ai béni René pour cette question.

— Je ne sais pas. J’ai cherché toute la journée. Je dois trouver un endroit pour quatre ou cinq nuits. Je sais qui a fait ça.

— Et t’en feras quoi, si tu l’alpagues ?

— Je ne sais pas encore.

— Ma qué ! Faut pas déconné hé managgia ! Célui qui mé fé ça y’é lui fé bouffé la mano in ossobuco !

Bonne idée, Angelo. À retenir…

René, ferme et définitif, pointe l’index vers moi.

— Tu vas arrêter de faire le con, tu resteras ici, un point c’est tout. Je t’ouvre le débarras et tu dors sur les bâches, tu te démerdes. Aux heures d’ouverture je t’enferme à clé, y’a pas beaucoup de curieux ici mais on peut toujours tomber sur un fouille-merde. Le soir, je ferme un peu plus tôt et t’iras respirer sur le balcon, avec nous.

Ce cagibi, c’est le havre de paix, le palace des cachots, le George V du cavaleur. De quoi retarder l’imminence. René, l’homme aux clés d’or, celui qui prend vraiment le risque d’abriter un criminel, n’a pas l’air de soupeser tous les risques. Loin de moi l’intention d’éveiller sa méfiance. Ce n’est pas une aubaine, qu’il m’offre, c’est ma dernière chance. Dehors je n’aurais pas tenu deux nuits. Je ne suis pas fait pour ça, je n’ai pas l’étoffe d’un slalomeur, et je n’ai jamais su foncer entre les gouttes pendant un orage. Ça demande de la dextérité, et je ne suis plus dextre, je suis gauche.

Au milieu de la nuit, ils ont levé le camp. J’ai bien vu que René, sans en rajouter, a laissé un boîtier de boules ouvert, bien en évidence. Il n’a ni éteint ni recouvert la table 2. Je ne sais pas ce qu’ils espèrent Vraiment pas. Ils savent comme moi que c’est foutu.