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Dans le silence de la nuit, la salle retrouve la majesté de la toute première fois. Sans la ronde des joueurs et la valse des billes, les tables ressemblent à des lits vides et presque accueillants. Mes pas font craquer les lattes de bois. Assis au comptoir, je sirote une bière. Sans penser à rien. Je traîne. Un peu à contrecœur, je prends les trois boules et les jette sur la table 2. Je retrouve le délicieux bruit du choc. Avec la main j’en fais glisser une vers la bande opposée, pour la voir revenir, et recommencer, encore une fois, et une fois encore, pour faire passer le temps, le temps du souvenir. J’ai continué un bon moment, en attendant la douleur.

Qui n’est pas venue me tirailler le cœur.

C’est sûrement une bonne nouvelle.

Je suis presque guéri du billard.

La nuit a été trop brève, la journée interminable et le sandwich de René plus étouffant encore que son cagibi. Entre une paillasse de bâches vertes, une forêt de queues ébréchées et une caisse d’ampoules mortes, j’ai attendu que le brouhaha des parties s’estompe. Le plus petit geste déclenche une pluie de poussière et je me bouche les narines pour ne pas éternuer. Les journaux n’ont rien ajouté, hormis une vague mise au point sur l’histoire avortée des Objectivistes. Je me demande bien où ils auraient pu trouver ma photo. J’avais peur de ça, en fait. Angelo, avec le sourire du trappeur, est venu me libérer du piège vers dix heures du soir. En passant du noir blafard au noir bleuté je me suis précipité au balcon, comme en apnée. Je ne sais pas si c’est la claustration, le quatrième étage, la fausse faim, l’air libre, ou le simple fait que Benoît ait disposé les boules sur la table 2, mais j’ai été pris de vertige. Les boules m’attendent, les joueurs me regardent, le refus et la déception vont saper l’ambiance.

— Je ne jouerai pas, les gars. Commencez pas, je dis, entre deux bouffées d’air.

René s’approche de moi.

— Te braque pas…J’ suis sûr qu’avec le temps… Bon, d’accord, c’est pas évident de plus avoir de main directrice, mais avec un bon appareil tu pourrais refaire des petites choses.

Je vois… Le futur champion est mort mais le copain reste. Après tout, on vient à l’académie pour passer de bons moments, et pas forcément pour atteindre les cimes éternelles du jeu le plus parfait du monde. C’est louable, comme intention. Mais je me suis tout de même mordu la lèvre afin de ne pas l’insulter.

— C’est bien ce qui me fait peur, les petites choses. Pour l’instant ça va, j’ai presque plus envie de jouer, mais si vous insistez vous allez me faire beaucoup de mal.

Benoît s’est mis à jouer et Angelo a cessé de regarder vers moi.

— Tu veux manger un bout ? me demande René.

— Non, une petite bière, j’aimerais bien.

— Moi yé sais pourquoi il réfouse dé jouer, l’Antonio. C’est parcé qu’il a perdou la main.

J’ai dû mal entendre. Benoît a presque fait une fausse queue.

— Tu devrais pas dire des trucs comme ça juste quand je vais jouer, crétin !

— Ma c’est vrai, no ? L’Antonio il a pas eu la main heureuse.

Qu’est-ce que je fais ? Je ris ou je lui casse la gueule ? Un sourire se dessine sur les lèvres de Benoît.

— Faut dire qu’avant il jouait de main de maître, Antoine.

René s’est remis à taper dans la bille, avec les autres.

— Il pouvait garder la main plusieurs parties de suite.

Je ne comprends plus ce qui se passe. Ils n’ont pas vraiment l’habitude de faire dans la dentelle, mais là…

— D’ici deux ans, il aurait eu la mainmise sur le championnat.

Benoît, très sérieux, remet ça.

— Ah ça, on peut dire qu’il faisait main basse sur les points.

— C’était du cousu main ! hein, les gars ?

Hébété, je les écoute, sans défense. Ce sont mes copains ou ce ne sont plus mes copains ? Ils ne me laissent pas une demi-seconde pour riposter.

— Il a eu la main lourde, là-bas, chez les marchands de peinture.

— Bah tiens… et les flics ont failli le prendre, la main au collet.

Les éclats de rire fusent et je reste là, comme un con.

— Il veut réméttre la main sour lé coupable, tout seul.

Le rital essaie de retenir son rire au maximum. Pas longtemps, juste le temps d’ajouter :

— Ma pour lé biliardo, il a passé la main !

— Mais… Vous avez révisé avant de venir, ou quoi ? je demande, stupéfait.

— On voulait juste que tu te refasses la main sur des petits points, c’est tout…

— Bande d’enfoirés.

— Mais si tu veux pas, on peut pas te forcer la main, hein !

Benoît se tient les côtes, les deux autres redoublent de spasmes.

— Et lé coupable, il veut sé lé faire mano a mano…

Je regarde le sol, dépité. Et malgré moi, un petit gloussement m’échappe.

— Vous voulez ma main sur la gueule ? j’ai dit.

— Non ! Jeux de main, jeux de vilain !

C’est le coup de grâce. Benoît s’affale sur la banquette, les bras croisés sur le ventre. René, pris de convulsions, ne peut plus s’arrêter. Angelo s’essuie une larme au coin de l’œil.

À moitié étourdis ils s’approchent de moi.

— Tu nous en veux pas, hein ? On est cons, hein ?

— Y’a pire que vous, j’ai dit.

Le silence revient, lentement. Les abdominaux en feu, je retourne sur le balcon. Un rire nerveux, soit, mais qui dédramatise. J’aurais aimé que Briançon me voie, deux secondes plus tôt. J’ai accepté l’idée que je ne jouerai plus et je peux rire de moi-même, sans amertume, sans cynisme. Bientôt je saurai si j’ai un avenir quelque part. Une dernière petite chose à faire et les flics feront de moi ce qu’ils voudront. Dès demain soir je quitterai mes amis. Loin de moi l’intention d’abuser de leur hospitalité. Dans mon clapier, aujourd’hui, j’ai reformulé mon droit moral à la vengeance, et cette fois-ci, avec le meurtre dont je viens d’hériter, je ne dois plus me priver de rien. Aucune raison d’avoir de scrupules. Quand j’ai vu Delarge, à terre, en train de vomir ses dernières haines, j’ai fait machine arrière. J’ai eu pitié de lui et non plus de moi. Mon stock de fiel s’était asséché au fil du temps. Mais je vais bien en retrouver une dernière petite giclée. C’est comme l’adrénaline, sans rien dire, on en sécrète.

*

René est venu me délivrer à la même heure que la veille. Les trois compères savent que je vais partir et plaisantent peu.

— T’as des trucs à régler, on sait. Tâche de revenir, un jour, sans trouille. Si on doit lire des canards pour avoir de tes nouvelles…

Qui sait quand reviendra… Je ne reviendrai pas en hors-la-loi, c’est trop inconfortable, trop poussiéreux. J’aurai quitté cette peau de criminel qui me va encore plus mal que mon propre accoutrement de clodo. Je reviendrai tranquille, douché, rasé, l’âme en paix.

J’ai demandé à René de passer un coup de fil chez celui qui ne m’attend pas, ce soir. Celui qui travaille la nuit, pour changer la couleur de ses couleurs. Je savais bien qu’il répondrait, j’en ai eu l’intime conviction au moment où je suis sorti de mon cachot pour aller respirer l’air de la nuit.

— Excusez-moi, j’ai fait un faux numéro, a dit René.

— Bille en tête ! a crié Benoît, sans savoir vraiment pourquoi.

Je suis parti sans dire au revoir, Angelo m’a suivi dans l’escalier. Hier, déjà, j’ai refusé qu’il m’accompagne.