— Non fare lo stupido, grimpe dans la voitoure, imbecille…
J’ai posé mon sac sur le siège arrière et me suis assis à côté du rital Angelo. L’angelot. Pour éviter la place de l’Étoile il a pris la rue de Tilsitt. Une prudence qui m’a étonné.
— Au fait, c’était quand la finale du championnat ?
— La sémaine dernière. Bella partita, c’est le Marseillais qui a lé titre. Langloff a fini quatrième.
Une place correcte, pour un baroud d’honneur.
— Et toi, tu t’es jamais inscrit, Angelo ?
— Zé suis pas franchésé, d’abord. Et poui, zé mé féré sortir au premier tour. Moi zé zou pas al billiardo per la compétizione.
— Alors pourquoi tu joues, alors ?
— Ah ça… Ma… Perché lé vélour il est vert, les boules elles sont blanches et rouze. C’est les couleurs dé mon drapeau ! Ammazza !
Nous sommes restés silencieux tout le reste du trajet. Aux abords du parc Montsouris, pas loin de la rue Nelson, il a arrêté le moteur et j’ai pris mon sac sur les genoux.
— Qu’est-ce qué zé po faire, maintenant ?
— Rien. Tu ne peux plus m’aider.
— Zé po attendre en bas ?
— Ne dis pas de conneries. Tu ne sais pas encore ce que je vais faire.
— Tou é sour qu’il est seul ?
— Parfaitement sûr.
— Et tou a bésoin de traîner cé sac ?
Après tout, non, c’est vrai. Il n’y a guère qu’un objet qui m’intéresse, dedans. Je fouille entre les vieilles fringues et les paperasses pour l’en sortir. Je l’ai fait ostensiblement devant lui, pour qu’il arrête de vouloir m’aider. Quand je l’ai en main, Angelo tressaille.
— Qu’est-ce qué tou va féré avec cé trouc ? Arrête-toi dé déconner, Antonio. Tou né va pas té servir dé cette salopérie.
Inquiet, Angelo. C’est ce que je voulais.
— Zé t’emmène, va, laisse tomber tout ça… Zé dé la famille, in Italia, ils té trouvéront un endroit pour quelqué mois, et après on verra, tou pourras partir… Zé sé pas… Lâche ce trouc…
— Tu veux toujours m’accompagner ?
Il n’hésite plus.
— Si tou é dévénou fou, zé préfère pas.
À grand-peine je parviens à enfouir l’objet dans la poche intérieure. Il n’y restera pas longtemps. Je l’avais acheté après ma convalescence.
— Tu rentres chez toi, maintenant, Angelo ?
— Non, zé rétourne all’accademia. Quand zé zoue ça mé calme, et zé pense à rien d’autre.
Il a démarré, comme ça, sans rien ajouter. J’ai remonté la rue Nelson qui n’est rien de plus qu’une impasse où sont alignés des pavillons chics tous hauts de trois étages, avec jardin et haie de roses. Au numéro 44, presque au bout du cul-de-sac, l’aspect général est un peu différent. Le jardin est à l’abandon, avec un buisson aux fleurs séchées et un tuyau d’arrosage rouillé près de la grille. Rien n’est allumé aux étages, mais, au rez-de-chaussée, un peu en contrebas, je devine une lueur, au fond, sur la façade arrière. La grille m’arrive à la taille, avec les deux mains je l’aurais escaladée comme un rien, sans faire de bruit, et sans m’accrocher aux piques. Comme un chapardeur de pommes. Je suis gaucher sans en avoir l’histoire.
Elle n’a pas trop grincé mais j’y ai laissé un pan de ma veste. Une petite allée de gravier longe le flanc droit de la maison et conduit à l’autre jardin, derrière, encore plus délabré que le premier. Le chiendent et le lierre sauvage entourent une énorme baie vitrée aux portes coulissantes qui remplacent le mur du rez-de-chaussée. Dans l’arête de l’angle, j’ai mis longtemps à me décider avant de regarder à l’intérieur.
Et j’ai vu, enfin.
Deux puissants spots convergent sur un mur. Leur insoutenable lumière blanche éclaire un marasme. Une tranchée creusée dans des dizaines de boîtes de peinture échafaudées en quinconce, la plupart fermées et toutes dégoulinantes de croûtes sèches aux couleurs brouillées. Des pots vides, retournés, des couvercles entassés et collés entre eux depuis des lustres, des tubes écrasés, une myriade de petits verres pleins du même bouillon verdâtre, avec des pinceaux oubliés, dedans, ou posés à terre. Une jatte de cuivre contenant d’autres pinceaux, près de plein d’autres verres et d’éclaboussures, j’en découvre toujours de nouveaux jetés çà et là dans la pièce. Une jungle de journaux a envahi le moindre recoin, un tapis de papiers maculés et déchirés par les pas. Des planchettes couvertes de peintures mélangées, il est impossible d’en reconnaître une seule. Une énorme toile encastrée entre le plancher et les poutres du plafond prend l’exacte dimension du mur. On jurerait une fresque. Elle n’est déjà plus blanche, sur le côté gauche je retrouve les coups de pinceau que j’avais vus à Beaubourg.
Accroupi, devant, figé comme un animal qui va mordre, je l’ai enfin repéré. Lui. Linnel. À pied d’œuvre. Il a presque fallu qu’il bouge pour que je puisse identifier un corps humain au milieu de ce cataclysme bariolé. Il l’est jusque dans le cou, lui aussi, avec son tee-shirt blanc et son jean suintants de vert et de noir. J’ai bien compris, il cherche à se confondre avec le reste. Tactique de caméléon. Il a cru m’échapper, camouflé, immobile, perdu dans la luxuriance de son travail. Il reste accroupi, totalement seul, à des milliers de kilomètres de mes yeux, tout tendu et aimanté vers l’espace blanc.
Tout à coup il s’allonge entièrement dans la mélasse des journaux et renverse un verre d’eau, sans y prêter la moindre attention. Et se relève, d’un bloc, pour tremper un pinceau dans un pot bavant de jaune. Le pinceau dégouline jusqu’à une planchette et plonge dans une grasse couche de blanc. Linnel se met face à la toile, bras tendu.
Et à cette seconde-là, sa main s’est envolée.
Je l’ai vue tournoyer dans l’espace et piquer comme une guêpe, çà et là, faisant surgir des touches claires et disparates, je l’ai vue butiner partout, loin du reste du corps, en créant une géométrie anarchique et évidente. Je l’ai vue effleurer, aérienne, une zone oubliée, puis changer d’avis, brusquement, pour retourner prendre de la couleur. Plus fébrile que jamais elle est revenue par saccades, lâchant des arcs noirs partout, la plupart brisés au même endroit, en revenant sur certains pour les rendre plus lisses ou plus courbes.
Linnel est revenu à lui, son regard a glissé partout pour débusquer un autre pinceau, plus épais. Même mélange, même rapidité, d’autres bavures par terre. De retour à la toile, sa main s’est écrasée dessus pour tracer une longue bande jusqu’à l’épuisement du pinceau. Furieuse, coulante de jaune, elle s’est mise à claudiquer en longeant la ligne, dérapant par endroits et se rattrapant à l’horizon qu’elle venait juste de créer.
Je me suis assis dans l’herbe froide. J’ai posé la tête sur un montant de métal sans quitter des yeux la main qui, quelques secondes, est retombée, fatiguée, ballante, avec le pinceau.
Linnel l’a lâché, n’importe où, puis a retourné le pot de blanc presque vide. Avec un tournevis il s’est agenouillé près d’un autre, gros et neuf. Le couvercle arraché, il a mélangé la pâte avec un bâton et y a trempé une large brosse qui s’est gorgée de blanc. Des deux mains, cette fois, il a balayé toute la toile d’un voile presque transparent. J’ai assisté, en direct, à la métamorphose. Tout le travail précédent s’est mis à renaître sous le voile. Les touches encore humides ont éclos, les arcs se sont rejoints d’eux-mêmes, la trame de la bande sombre s’est figée dans l’unicité ambiante, et les zigzags, en bordure, ont tous dénivelé dans le même sens, comme pour s’échapper du cadre.
Linnel s’allonge sur le ventre, en bégayant un râle absurde. Je pose mon front contre la vitre. De ma vie je n’ai vu un spectacle aussi bouleversant.