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Mais ça va passer.

J’ai fait coulisser une porte vitrée mais le bruit a mis un temps fou à lui réveiller la conscience. Il a daigné relever la tête, pourtant. Ses yeux vides m’ont toisé. J’ai pensé qu’il fallait profiter de sa prostration pour l’immobiliser à terre, mais j’ai compris qu’il n’avait aucune envie de se relever.

— Déjà ? il demande, à peine surpris.

Il se redresse vaguement, sur un coude.

— Je suis un peu dans le coaltar. Permettez que je reprenne mes esprits, trois secondes, il dit.

J’ai souri en pensant qu’à notre première rencontre, il m’a tutoyé.

— Vous seriez arrivé un quart d’heure plus tôt vous m’auriez dérangé. Vous êtes venu pour brailler, hein ? Pour faire du bordel…

— La seule façon de faire du bordel ici serait de remettre un peu d’ordre dans tout ce merdier par terre.

— Quel merdier ?

J’ai oublié que c’était un fou. Mais cette fois, plus d’alcool, plus d’ironie. Nous sommes en tête à tête, sans public. Ce soir il n’a pas la vedette, pas de fans, pas de journalistes, pas d’acheteurs. Rien que moi.

— On va s’expliquer entre nous, sans drame. J’ai horreur du drame, dis-je.

— Le drame, il est là, sur le mur, dit-il en montrant la toile. Le seul drame qui en vaille la peine. Ce soir j’ai eu ma dose. Qu’est-ce que vous voulez. Qu’est-ce que vous voulez vraiment ?

En premier lieu, qu’il quitte sa superbe, son air détaché, son visage détendu. Et je sais comment m’y prendre : il suffit de répondre vraiment à sa question. Sans mentir. Rien qu’avec un geste. J’ai sorti le truc qui faisait tant peur à Angelo. Une fois bien en main, j’ai avisé une planchette en bois à équidistance de Linnel et moi. Je me suis agenouillé aussi. Et d’un coup sec, j’ai planté le hachoir dedans.

Il l’a fixé, bêtement, comme s’il voulait se regarder dans le miroir de la lame. Peu à peu, il s’est reculé doucement du hachoir en glissant sur ses fesses. J’ai repris le manche pour le décoincer.

— Ne bougez plus. Sinon cette horrible chose va s’abattre n’importe où, au petit bonheur, et ce n’est pas la main que vous risquez de perdre.

— Vous n’êtes pas allé jusqu’au bout, avec Delarge, alors… pourquoi maintenant ?

— Je m’étais calmé, ça n’en valait plus la peine. Et puis, prendre la main de Delarge n’aurait servi à rien, elle était juste bonne à serrer celle des critiques et à signer des chèques. Autant dire, rien. Il faisait partie des neuf dixièmes de l’humanité qui ne s’interrogent pas sur l’extraordinaire outil qu’ils ont au bout du bras. Le vôtre m’a offert la plus belle démonstration du monde. Un peintre au travail.

— Vous avez vu… ?

— J’ai adoré ça. Vous avez la main du pendu, la clé magique, celle qui ouvre toutes les portes. Celle que je n’ai plus. Quel bonheur pour ma pauvre gauche de tenir votre droite. Pendant que, de l’autre, encore malhabile, vous téléphonerez au samu.

Il a compris. Sans me demander de répéter.

— Téléphoner, je peux le faire tout de suite… À Delmas… Je peux encore lui avouer la vraie version…

— Et alors ? Vous iriez en taule ? Et vous continueriez à peindre. Pas question. Dites-moi plutôt comment vous avez fait, avec Delarge, parce que moi, je n’ai encore jamais tranché la moindre main de ma vie, et j’ai besoin de conseils.

Il écarte deux ou trois verres pour mieux s’allonger. J’ai compris que ce soir, je vais avoir beaucoup de mal à lui foutre la trouille.

— C’est simple, vous savez… Pendant vingt ans j’ai cherché l’occasion de me défaire de lui et de son chantage. Ce soir-là il m’a appelé au secours, vous veniez juste de partir, et en le voyant pleurer par terre, avachi dans sa galerie, j’ai compris que c’était enfin la chance à ne pas rater. Il suffisait de l’amputer et tout le monde penserait forcément que c’était vous. Vous êtes un con fini d’avoir défiguré le Kandinsky. Vous ne réalisez pas ce que vous avez fait. Quel crétin irresponsable… On ne peut pas faire ça à la mémoire d’un homme pour qui la peinture représentait tout.

Il marque un temps.

— Et puis, vous êtes gonflé, quand même, vous auriez pu brûler le Braque au lieu de ma toile !

— De quel chantage vous parlez ?

— Oh ça, là-dessus il n’a pas dû s’étendre, j’imagine… Après la mort de Bettrancourt il a été clair : je travaille pour lui, à vie. Mille fois on m’a fait des ponts d’or dans les plus grandes galeries françaises.

— Et vos deux complices ?

— Étienne a eu le meilleur réflexe, il s’est envolé vite fait vers la Babylone de l’art qu’était devenu New York, le contemporain avait changé de continent. Mais moi je n’avais aucune intention de quitter Paris. Je voulais peindre, chez moi, malgré tout, Delarge m’en a offert la possibilité. Claude, en revanche, était dans le même bain que moi. Delarge s’est félicité en le voyant reprendre l’étude de son père. Un jour ou l’autre ça lui servirait aussi. La preuve : Claude n’a pas pu refuser l’escroquerie des Alfonso. Tant pis pour lui, jamais il n’a pensé que ça lui tomberait dessus. Vingt-cinq ans plus tard.

Il semble satisfait d’avoir dit ça.

— De nous deux, c’est vous le dingue, Linnel. Pourquoi avoir copiné avec moi, le soir du vernissage ?

— Quand on a vu un manchot débouler à Beaubourg, on a compris très vite. Celui qui vous avait fait ça était un homme de…

— Homme de main, oui, dites-le. Il y en a plein, comme ça, dans la langue française.

— Un sbire de Delarge, disons. Il nous a raconté sa prestation, chez Coste. Je voulais savoir quel genre de mec vous étiez, et ce que vous aviez dans le ventre. Quand vous avez cassé la gueule d’Edgar ça m’a donné confiance. J’étais de tout cœur avec vous. Et puis, j’ai attendu, tranquillement, que vous lui rendiez visite, en solo.

Je me suis approché de sa toile en restant à distance raisonnable de son crâne. L’odeur de peinture m’a picoté le nez.

— Et la toile de Morand. L’Essai 30. Elle était aussi dangereuse que ça ?

— Delarge, Claude et moi étions d’accord pour la retirer au plus vite de la circulation. Vous voulez la revoir ?

— Elle n’est pas détruite ?

— Edgar voulait, mais je n’ai pas pu. Vous savez… j’ai compris pourquoi Étienne l’a faite. Pour se souvenir de nous, d’abord, de ce que nous étions. Et pour expier. Regardez, elle est presque à vos pieds, dans un linge.

Elle traîne au sol, enveloppée dans une serviette blanche. Je la déroule avec deux doigts, sans me défaire du hachoir. Je la reconnais.

— Aux Beaux-Arts, Étienne était déjà fasciné par les anamorphoses et les miniatures. Il pouvait passer des semaines entières à étudier la calligraphie chinoise. Il avait même un projet de thèse sur les mouches perdues dans les toiles des primitifs hollandais. J’ai gardé ici même des petits chefs-d’œuvre, comme une reproduction de la Cène de Léonard de Vinci sur un timbre-poste. C’est un joyau authentique. Une fois, pour reprendre une vieille tradition chinoise, il nous a prouvé qu’il pouvait écrire un poème sur un grain de riz. Il voulait même en faire une spécialité, les détails cachés, invisibles. Il adorait cette toile de maître qui représente une coupe de vin pleine, avec une goutte qui glisse sur un bord.

— Connais pas.

— Il a fallu longtemps, très longtemps avant de découvrir que, dans la goutte, pas plus grosse qu’une tête d’épingle, le peintre avait fait son autoportrait.

— Quoi ?

— C’est la pure vérité. Une visiteuse l’avait regardé plus précisément que tout le monde. Maintenant, si vous vous penchez sur l’extrémité de la flèche d’église, vous y verrez. Mais je n’ai pas de loupe, je suis désolé…