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Il cogite comme un dément. Le dément qu’il est.

— Et si on les jouait, ces huit jours ?

— Hein… ? Qu’est-ce que vous entendez par « jouer ».

— Les jouer au billard.

— Vous n’êtes pas en position de vous foutre de moi.

— Je n’ai jamais approché une table de billard de ma vie, je n’y connais rien, même pas les règles. Mon seul atout, c’est la main. Vous, vous avez la science, mais pas l’outil. À mon avis, ça s’équilibre bien. Ce serait sûrement la partie la plus laide du monde. Mais pourquoi pas ?

Je n’ai jamais rien entendu d’aussi absurde.

Obscène.

Et pourtant j’arrive à comprendre comment une telle idée a pu germer dans le cerveau de ce demi-fou. Il aime jouer avec le feu, il a dû sentir que j’avais un truc à régler avec le billard. En plus, ça flatte son côté intempestif et détaché. Son cynisme. Il n’a rien à perdre. Sa proposition en devient presque logique. La logique des fous. Et j’ai toujours dit qu’il fallait laisser aux fous leur part de mystère.

— Si l’on fait un bref rapport de force, lequel d’entre nous a une chance ? il demande.

Je ne peux sincèrement pas répondre.

— Vous êtes dingue… C’est comme si je peignais avec les pieds.

— Oh ça, vous seriez surpris, il y en a eu. Il y a même des aveugles qui peignent, je ne plaisante pas.

— Vous croyez ?

— Sûr.

Je turbine tous azimuts.

— En dix points et en jeu direct. Sans bande. Ça sera la partie la plus laide du monde, vous avez raison. Mais je ne sais pas si ça va arranger nos affaires.

— Mais si. Vous allez voir. J’en mettrais ma main à couper…

*

Il a conduit, sans me demander où nous allions. Arrivés rue de l’Étoile j’ai jeté un œil en haut, vers le balcon. J’ai prévenu de notre arrivée, sans rien expliquer. Angelo nous guette. Il m’a fait un signe quand je suis sorti de la voiture. René n’a pas cherché à comprendre quand j’ai dit que je venais jouer. Linnel ne bronche pas. Linnel se fout de tout, pourvu qu’il peigne. Pourvu qu’Hélène puisse couler ses derniers jours tranquilles, sans souiller son souvenir, sans être à nouveau confrontée à l’horreur. Et pourquoi j’accepte sa joute ? Il a juste su réveiller des choses en moi. C’est tout. Oui, ce sera la partie la plus laide du monde, un nul contre un éclopé, chacun son handicap. Un sale compromis. Une misérable équité. Cette laideur me plaît, mon irrespect pour le velours vert va peut-être faire la preuve que désormais il a perdu tout son éclat, que je peux l’écorcher sans scrupules. Si la perfection n’est plus au bout de mes phalanges, autant désacraliser ce qui me reste de regrets. Pour vivre sans fantôme, une bonne fois pour toutes.

Et je veux gagner, c’est le pire. Le reste, c’est de la rigolade.

— Bel endroit, il dit, en pénétrant dans la salle. Y’a comme une petite odeur de solennel voyoutant. Belle organisation de l’espace. Lumière rose sur fond vert.

René a fermé les volets et toutes les portes, même celle d’en bas. Il ne cherche pas à comprendre. Il veut me voir reprendre la flèche en bois, comme Benoît et Angelo. Les boules sont déjà disposées sur la table 2, on donne une queue à Linnel. J’en choisis une dans le râtelier, n’importe quoi fera l’affaire.

— Le principe, c’est de taper une des boules blanches pour qu’elle touche les deux autres. C’est tout.

— Aïe… Les jeux qui s’énoncent en une seule phrase sont toujours redoutables. Il faut combien d’années avant de pouvoir faire un point ? Sans faire d’accroc, j’entends.

— Ça dépend des points, certains prennent dix minutes, d’autres cinq ans. Regardez.

Je me retourne vers Angelo.

— Montre-nous le coup de la bouteille.

— Hé… ? Ma no… ça fé longtemps qué zé né lé pas fait…

— Fais pas ta diva. Montre-lui. Montre-nous.

Je sais qu’il n’en faut pas beaucoup pour le convaincre. Il adore faire ça, surtout quand on le sollicite. Linnel le regarde poser sa canette de bière sur le velours, bien au milieu, et sur le goulot, la boule rouge. Puis il place la blanche pointée sur le tapis, contre la bouteille, et l’autre blanche dans un angle de la table. Il positionne le bout de sa flèche vers le bas, parfaitement perpendiculaire au velours. Une seconde de concentration, et il pique un coup sec dans la pointée. Un coup plombé, pour être précis. L’effet donné à la boule est tellement fort qu’elle tourne sur elle-même et escalade la bouteille en une fraction de seconde, vient déloger la rouge, redescend, et va toucher la troisième, dans l’angle.

Dans ces murs, il n’y a que le rital qui sache faire ça.

Linnel, éberlué, regarde Angelo comme une créature satanique.

— Vous vous foutez de moi, là… Y’a un truc… Vous avez déjà fait venir des physiciens ici ? Il faudrait refaire ça sous contrôle scientifique.

— Ma ché, zé soui pas oune cobaye dé laboratoire !

— Hé, l’artiste, c’est vous qui avez voulu jouer au billard, non ? Rassurez-vous, je ne pourrai plus faire des coups comme ça. On est à force égale. René ! apprends-lui comment on tient la queue…

Pendant que le taulier lui inculque les rudiments de base, je saisis la mienne. Le problème à résoudre, c’est maintenir le procédé à peu près rectiligne. Je passe un peu de talc dans la saignée du bras droit et coince le bois dedans, pas trop fort, pour qu’il puisse aller et venir. Chaque coup m’oblige à m’allonger jusqu’aux hanches sur le tapis. Une position disgracieuse, oppressée, tout le contraire du billard. Les coups sont forcément plus courts, je dois taper plus fort pour rectifier le tir. Je suis écrasé sur le tapis, bancal, mais ça fonctionne. Juste assez pour jouer en direct. Benoît, tout près de moi, détourne les yeux. C’est pas beau, je sais… Il comprend mieux pourquoi j’étais réticent à l’idée de rejouer.

Linnel revient mollement en tenant son engin comme une épée.

— Avant de jouer j’aimerais bien prendre quelques précautions, pour les jours à venir. Soyons clairs, vous allez me signer un papier devant témoins, mes copains le garderont au chaud pendant exactement huit jours. Si je gagne la partie vous vous constituez prisonnier un quart d’heure après. Mes potes et moi on vous accompagnera, soyez tranquille, pour éviter les entourloupes. Si je perds, je file chez Delmas et je la boucle pendant une semaine, le temps que vous installiez la vieille. Je ne vous conseille pas d’être en retard.

— De toute façon je ne resterai pas longtemps en taule.

— Ah bon ? Tous ceux qui disent ça écopent généralement de cinq ans de rab.

— Moi c’est pas pareil. Regardez ce qui est arrivé au Douanier Rousseau. Un vrai naïf, le Douanier. En 1900… 1907, quelque part par là, il fait confiance à un escroc, ce qui lui vaut directement la cabane. Fier de son talent et de sa peinture il tient absolument à montrer ses toiles à ses geôliers et au directeur de la prison. Et on l’a immédiatement relaxé comme irresponsable.

— Non ?

— Si.

— Je vous le souhaite. En tant qu’irresponsable vous avez vos chances. Une partie en dix points, pas plus. À chaque point on a le droit de rejouer. N’oubliez pas l’enjeu. Commencez.

René s’approche, Angelo reste près du tableau d’affichage, craie en main. Benoît ne se décide toujours pas à regarder et fuit doucement vers le balcon. Linnel tremble un peu et avoue qu’il est totalement perdu.

— Fléchissez un peu les jambes, il faut que le poids du corps se répartisse sur les deux, lui lance René.

Il tape une fausse queue, d’entrée, la flèche dérape sur la boule et finit sa course sur le velours, à un centimètre de l’accroc. Et moi, arc-bouté vers les billes, je fais pratiquement la même chose.