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Je m’ennuie. Je veux rentrer chez moi. Mes yeux s’arrêtent sur un des socles où est posée une espèce de chose particulièrement laide.

— Quand, à son décès, il a fait don de son travail à l’État, j’ai pensé qu’il fallait le montrer, c’est tout. Dans son fonds d’atelier j’ai pris ce qui correspondait le plus à la ligne générale de son travail, les toiles noires, puis trois sculptures qui pour moi sont un peu le pendant de son œuvre graphique mais qui s’éloignent radicalement de l’influence américaine.

Je détaille un à un tous les éléments qui composent cette œuvre d’une terrible prétention. Coste continue son laïus, sérieuse comme une papesse. Elle aimait vraiment l’expo Morand, mais je me demande sur quels critères elle a choisi la nouvelle.

— Et puis, cette toile, unique, intitulée Essai 30… Pour moi c’était une énigme : la toute dernière recherche, un travail où l’objet a sa place, un travail de dénégation, je pense. Je l’ai choisie pour ça, pour ce point d’interrogation que Morand laissait. Un amateur d’art, et un amateur d’art très renseigné, aurait pu être intéressé par la décennie 65/75, c’est là où Morand a fourni un condensé de ce qu’on trouvera plus tard. Mais là… avec cette toile… j’avoue ne pas comprendre.

Delmas prend des notes. La boss sait parler en public. Une fois elle a même fait un cours sur la nouvelle figuration à un ministre qui ponctuait avec des « oui oui » de temps en temps. Nous, avec Jacques, on avait martelé plus fort que d’habitude.

Tout le monde se met à bouger, Liliane, la boss, les flics récupèrent leurs dossiers et leur manteau, je sens un mouvement flou vers la sortie, personne ne m’adresse plus la parole, à part le commissaire qui tient à être prévenu si un détail éventuel revenait à la surface. À l’hôpital il m’a dit qu’en ce moment il avait beaucoup d’ennuis avec les Post-Impressionnistes. Je n’ai pas su pourquoi mais, bêtement, j’ai fait l’intéressé.

Voilà.

Fin de la reconstitution.

Seul, surpris de ce silence, j’ai fait quelques pas dans les salles pour retrouver mes esprits et pour commencer à me faire à l’idée que mon misérable cas n’intéresse plus personne. Dans un coin j’ai vu une sorte de construction à base de gouttières emboîtées les unes dans les autres. Des masques vénitiens sont accrochés sur les tubes et pendent un peu partout. Un cartel posé à la base précise : SANS TITRE. 1983. Plastique et plâtre.

Une seconde j’ai failli hurler à cette imbrication de bêtise. Pendant ce court instant j’ai pu sonder toute l’absurdité de ce qui m’est arrivé, à quelques mètres de là.

En regardant vers le parc, je me suis souvenu de cet amas de feuilles mortes et rousses qui le recouvrait l’été dernier. Un artiste avait trouvé intéressant de créer une petite ambiance automnale en plein mois de juin. Aucun visiteur ne s’en était aperçu. Hormis le jardinier qui s’est éloigné un peu plus, lui aussi, de l’art contemporain.

Le mot « vol » semble satisfaire tout le monde. Un instant j’ai eu envie de leur dire que tout ça me semblait trop simple. Cette toile n’avait pratiquement aucune valeur, si on l’a volée c’est qu’elle montrait autre chose. C’est Coste qui l’a dit, et ça crève les yeux. C’est le boulot d’un spécialiste de lire ce qu’il y a dans une toile, d’en déceler le mystère. C’est à cause de ça que j’ai perdu une main. Si on ne retrouve pas mon agresseur je mourrai sans savoir ce qu’elle cherchait à dire, cette toile.

En descendant les marches je m’aperçois que j’ai transpiré. Je dois me résoudre à ôter mon manteau plus souvent si je ne veux pas attraper tous les chaud et froid. Malgré mon orgueil.

— J’ai à vous parler, Antoine. On peut se voir dans mon bureau… ?

Je suis au seuil du portail et Coste hausse la voix. C’est la seconde fois qu’elle m’appelle par mon prénom. La première c’était en me remerciant d’avoir bricolé le transfo d’un caisson mobile qui refusait de s’éclairer. Je n’ai pas envie de la suivre dans les étages et me refaire une suée. J’ai besoin de sortir et le lui fais comprendre par un hochement de tête un peu disgracieux.

— J’aurais préféré vous recevoir dans mon bureau mais je comprends que vous soyez fatigué de toutes ces questions pénibles… Voilà, heu… N’y allons pas par quatre chemins, vous n’accrocherez plus…

Je réponds non. Sans savoir si c’est vraiment une question.

— Je vais trouver un remplaçant pour aider Jacques. Mais je ne veux pas vous laisser en plan.

Des blancs entre les phrases. Je ne vois rien, mais vraiment rien pour les combler.

— Vous ne pourrez plus garder votre job d’été au dépôt, je suppose. Vous avez d’autres sources de revenus ?

— La sécu m’a pensionné.

— Je sais bien mais… Vous n’allez pas rester comme ça… Sans travail… J’ai pensé que… Enfin, voilà, je vais avoir besoin de Liliane pour le secrétariat, et je me proposais de vous embaucher comme gardien.

— Comme quoi ?

— Comme gardien, à plein temps.

Je ne dis rien. Je m’en fous. J’attends. J’ai froid.

— Merci.

Je ne sais pas quoi dire d’autre. Elle ne comprend pas. En passant sous le porche je m’essuie le front et quitte l’enceinte de la galerie.

Un peu plus loin, en tournant le coin de la rue, je sors le catalogue que j’ai pris soin de glisser dans une poche de mon manteau. Je le pose à terre et le feuillette pour y trouver la bonne page.

Essai 30.

Je la prends entre mes lèvres, la déchire d’un coup sec et la fourre dans ma poche. Le reste, au bord du caniveau, intriguera bien un clodo. On trouve toutes sortes de clodos, même des amateurs d’art, même des peintres incompris.

*

Gardien de musée, à vie… Comme si ma vie avait été là, ne serait-ce qu’une seule seconde. Ça partait d’une bonne intention, pourtant. Mme Coste s’est dit que garder un musée, c’est l’un des seuls boulots au monde où l’on n’a pas besoin de ses mains. C’est tout. À une époque il y avait même des éclopés au Louvre, la manche bleue repliée par une grosse épingle à nourrice. C’est pas nouveau. Ça entre dans le cadre des 5 % d’invalides obligatoires.

Mais ce n’est pas important. L’important c’est ce que j’ai sous les yeux, épinglé là, devant mon lit. Sur le chemin du retour je me suis arrêté dans une boîte de photocopie, boulevard Beaumarchais, pour un agrandissement couleur. Ils m’ont tiré l’Essai 30 en 21/27. Le jaune bave un peu mais ça ira.

Le téléphone sonne, tout près du lit, et j’ai encore le réflexe de tendre le mauvais bras.

— Allô… ?

— Bonjour, c’est le docteur Briançon. Ne raccrochez pas. Est-ce que je peux venir vous voir, ce serait plus simple.

C’est son coup de fil hebdomadaire depuis ma sortie de Boucicaut. Il veut me retenir une place dans un centre de réadaptation.

— Écoutez, je vous remercie d’insister comme ça, mais je ne comprends pas pourquoi. Ce que vous appelez de la rééducation, pour moi, c’est… c’est…

— Il ne faut surtout pas avoir peur de ça, au contraire. Il suffit de…

— Je ne veux pas apprendre à devenir manchot. Je ne retrouverai pas ce que j’ai perdu. Vous ne pourriez pas comprendre.

— Écoutez, ce que vous ressentez est tout à fait normal, vous allez traverser un désert, un désert de rancœur, c’est évident, mais vous en sortirez.