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Un quoi ? Quand les toubibs font dans le lyrisme… Pourquoi pas une montagne d’amertume ou une mer de douleur ? Docteur Briançon et sa métaphore qui tue… Vaut mieux entendre ça qu’être manchot. Si je le laisse poursuivre je vais avoir droit à du catéchisme médical, comme à l’hôpital.

En raccrochant je fais chuter les deux gros bouquins qui tenaient sur le bord de la table. L’un d’eux, le plus cher, a quelques pages cornées. 360 francs pour un gros pavé sur les trente dernières années de l’Art contemporain en France. Il est bien gentil, le docteur, mais je n’ai rien à foutre de ses séances. Je débranche la prise du téléphone. Il va s’épuiser, à la longue. Personne ne pousse l’apostolat trop loin. Qu’est-ce que j’irais faire à Valenton, dans le Val-de-Marne, avec des éclopés partout ?

Morand n’est cité que comme un « exilé de la crise artistique française des années 60 ». C’est moins clair que ce que disait Coste, mais ça exprime la même idée. On ne lui consacre qu’une dizaine de lignes en tout et pour tout. Dans l’autre bouquin, moitié moins, à part une note bibliographique qui renvoie à une étude américaine où, apparemment, on en dirait plus long. J’ai trouvé aussi la reproduction d’une toile noire de 74 qui était exposée à la galerie. Je suis obligé de lire sur le ventre, vu le poids des volumes, et ça fait mal aux reins. Mes lombaires ne vont pas s’arranger. Le catalogue de la rétrospective est en fait le seul ouvrage relativement complet sur Morand, c’est-à-dire une préface quasi incompréhensible de Coste sur « l’espace mental d’un artiste en transit » et une biographie qui commence à exister à New York et meurt en deux lignes à Paray-le-Monial. Rien que je ne sache déjà.

Et quand bien même.

J’ai au fin fond de la conscience une ou deux certitudes qui se façonnent de mieux en mieux, qui gagnent du terrain, lentement, et je les laisse croître à leur rythme. Et cela fait déjà un mois qu’elles mûrissent. Bientôt je pourrai me les formuler à haute voix. Ça pourrait rentrer dans le cadre de ce que le flic appelle « les détails qui reviennent à la surface ». Oui, on pourrait l’énoncer comme ça. Mais s’il savait vraiment ce qui me remonte à la surface, je pense que ça lui créerait de nouveaux soucis.

La toile volée, d’abord. Elle et moi, nous nous sommes déjà croisés. Peut-être pas exactement celle-là mais quelque chose de fidèle, né du même esprit ou du même système. Une copie ? Une reproduction grandeur nature ? Je ne sais pas encore, pour l’instant ce n’est qu’une réminiscence, une présence qui prend tous les jours un peu plus de matière. Un mouvement, une couleur, ce jaune uniforme, clair. Et puis, cet objet, la flèche d’une église, peinte avec précision à la pointe et dont la base est barrée de grands coups de pinceau. Elle ne fait qu’émerger d’une couche jaune, on a l’impression qu’elle pousse encore, et avec peine. Autour, encore du jaune, mais plus agressif, un magma, l’imminence d’un bang, quelque chose va jaillir, peut-être que c’est déjà fait, peut-être que c’est la flèche elle-même. Et j’ai déjà vu cette irruption quelque part. J’en suis sûr et pourtant je n’y connais rien. La toile est déjà problématique pour une spécialiste comme Coste, et en toute logique elle devrait totalement échapper à un béotien comme moi. Je n’ai jamais visité d’autres galeries, pas même Beaubourg, je connais à peine le Louvre, et la peinture en général ne m’a jamais inspiré qu’une sombre méfiance. Je n’étais pas disponible. En arrivant à Paris je n’ai pas eu envie de me goinfrer de patrimoine. Mon grand-oncle, à Biarritz, m’avait donné l’adresse de l’académie de l’Étoile, et j’y suis allé direct. Parfois, pendant les accrochages, je me suis inquiété de ce non-investissement, de ce manque d’émotion, ce truc dont les catalogues parlent avec sentence. Je me suis cru stérile et loin de toutes ces recherches plastiques, de cet art, avec un grand A, parce qu’on dit artiste pour dire simplement peintre et œuvre pour dire toile. J’ai toujours refusé de dire « œuvre », je trouvais ça indécent, exagéré, alors j’ai dit « pièce », plus technique, plus neutre. Mon art à moi, je le sentais bouillir dans les tripes, une quête de la beauté dans trois billes qui s’effleurent, rien qui n’ait besoin de regard ou de discours, et aucune Coste au monde n’aurait pu comprendre ça. Les gens qui aiment la peinture parlent beaucoup et je ne suis pas bavard. Oui, j’ai eu d’autres désirs en tête, mais sans les questions, sans recherche névrotique du sens.

Aujourd’hui je me retrouve amputé de tout, et c’est maintenant que les questions apparaissent. Car rien ne va se terminer comme ça. Je ne fais que commencer. Seul. Sans les experts et les commissaires. L’urgence, pour moi, c’est de comprendre, même sans le moindre espoir de rétablir, un jour, l’ordre des choses. Personne ne peut soupçonner le préjudice que j’ai subi, et tout ça à cause d’une toile jaune qui en dit plus qu’on ne le pense. Mes quarante années de promesses ont été réduites à néant dans une éclaboussure de jaune citron.

Cette toile, je l’ai vue. Et, à bien y réfléchir, mon inculture crasse dans ce domaine ne peut être qu’un atout. Il n’y a pas mille endroits dans Paris où j’ai pu la voir. Ce n’est sûrement pas dans un bouquin, celui qui est sous mes yeux est bien le premier que j’ouvre. Toute toile ou sculpture n’a pu apparaître que dans le cadre de mon boulot, et depuis quelques jours je pense au dépôt. Le réservoir de l’art. J’y ai passé les deux derniers mois de juillet à faire le ménage et inventorier des vieux machins dont personne ne veut et qui n’ont plus aucune chance d’être exposés un jour. Là-bas, j’en ai manipulé des centaines, couverts de poussière. Tout à l’heure j’irai y faire un tour, à tout hasard. Sinon je trouverai bien ailleurs, ça prendra plus longtemps mais je finirai par savoir où j’ai vu cette toile.

Vers midi je suis sorti pour acheter une machine à écrire. Au début j’ai pensé la louer mais j’ai très vite réalisé que cet objet ferait désormais partie de ma vie. Ce n’est pas cette saloperie de main gauche qui va m’aider à faire une lettre. Alors j’ai payé comptant. La vendeuse m’a posé des questions pour tenter de définir quel outil était le mieux adapté à mes besoins et, après quelques secondes de flottement, en voyant le moignon que je laissais en évidence sur le bord du comptoir, elle a dit qu’elle était nouvelle et que sa chef saurait mieux me satisfaire. En effet, la chef était meilleure, et elle m’a vendu un truc électronique, tout simple, avec un retour automatique et une touche qui corrige le dernier caractère. J’ai commencé à me familiariser avec la machine. J’ai même cru pouvoir l’utiliser tout de suite.

La lettre aux parents.

J’avais déjà mis au point quelques formules. Mais le plus dur c’est d’enclencher le papier. Et je rate souvent. Pour l’instant j’en suis à l’en-tête, « Chers vous deux », un peu de travers, mais c’est mon meilleur résultat jusqu’à présent. Tant pis, ce sera une lettre pas nette, un peu froissée, avec des fautes de frappe impossibles à corriger. Le plus dur reste à faire. Toutes mes formules ne disent rien, je ne sais pas comment appeler un chat un chat. Ils sont fragiles, mes parents. Ils m’ont eu tard.

J’ai appelé Jean-Yves, de nouveau. Il ne m’a rien dit de plus que la dernière fois sur la toile jaune. Je lui ai demandé de faire un effort, de se souvenir de ce qu’il avait dit sur la texture de la peinture. « Juste une impression, vieux, désolé… » Il m’a conseillé de laisser tomber, j’ai demandé quoi, il n’a pas su répondre.

J’ai un peu mieux réglé le problème des vêtements en retrouvant un sac de vieilles fringues, et notamment deux sweat-shirts qui s’enfilent une bonne fois pour toutes. Une vieille veste en laine peignée qu’un type énorme avait oubliée à l’académie. Trois tailles de trop, je la passe en un clin d’œil. D’ici demain j’aurai une paire de bottines et un pantalon à fermeture Éclair. J’ai juste l’air un peu plus débraillé que d’habitude. Il faudrait que je fasse réparer la porte d’entrée, jusqu’à maintenant je la fermais en la maintenant bloquée, mais avec les beaux jours qui reviennent le bois va gonfler, comme l’été dernier. Heureusement que je suis patient.