Il se mit à pleurer.
— Ça va aller, mon garçon, dit le gendarme en lui prenant l’épaule.
À cet instant, on entendit des battements sourds, comme les ailes d’un oiseau lointain. Un hélicoptère passait là-bas, au-dessus du bois, du côté de Saint-Eustache, et pointait un phare vacillant vers le sol.
Le cœur d’Antoine battait au même rythme que les pales invisibles de l’hélicoptère qui dessinait des ronds dans le ciel nocturne.
Le gendarme se tourna vers M. Desmedt, pointa l’index sur son képi.
— Merci pour votre collaboration… L’alerte est déclenchée, on vous tient au courant s’il y a du nouveau, bien sûr.
Accompagné de ses collègues, il revint vers la camionnette et repartit.
Tout le monde rentra chez soi.
— Ils essayent de comprendre comment ça s’est passé…, dit Mme Courtin.
Elle ferma la porte, donna un tour de clé et revint dans le salon.
Antoine resta debout à l’entrée de la pièce, le regard rivé sur l’écran du téléviseur qui affichait le visage de Rémi, souriant, la mèche bien domestiquée, c’était une photo de classe de l’année précédente. Antoine connaissait ce T-shirt jaune sur lequel était imprimé un petit éléphant bleu.
Le commentateur dressait un portrait de l’enfant : ce qu’il portait lors de sa disparition, les hypothèses que l’on pouvait faire sur le chemin qu’il avait pu emprunter. Il mesurait 1,15 mètre.
Allez savoir pourquoi, ce chiffre brisa le cœur d’Antoine.
Un appel à témoins avait été lancé, un numéro de téléphone courait sur le bas de l’écran. On parlait de déplacer des plongeurs jusqu’à l’étang. Antoine imagina les pompiers, dont les camions avec les gyrophares seraient garés sur le chemin d’accès à l’étang, les hommes-grenouilles assis sur le rebord de leurs canots pneumatiques, basculant en arrière dans un mouvement vif et précis…
La journaliste était une femme d’une quarantaine d’années qu’Antoine avait souvent vue à l’écran, mais qu’aujourd’hui il regardait différemment parce qu’elle parlait d’eux, d’une voix grave presque solennelle : « Les premières recherches sont restées vaines… »
On vit quelques images de Beauval qui dataient un peu, des archives sans doute. Et quelques plans montrant des voitures de gendarmerie censées sillonner les alentours de la ville.
« … Et la nuit a contraint les enquêteurs à remettre à demain la poursuite de leurs recherches. »
Antoine ne parvenait pas à se détacher de l’écran. Il ressentait une étonnante impression de déjà-vu, l’annonce d’un fait divers tragique comme il y en avait souvent, mais cette fois il était directement concerné parce qu’il était l’assassin.
« … verture d’une information judiciaire pour recherche des causes de la disparition par le parquet de Villeneuve. »
— Tu viens à table, Antoine ? demanda Mme Courtin.
Elle se tourna vers lui, le trouva étonnamment pâle.
— Toi, tu nous couverais quelque chose que j’en serais pas étonnée…
5
Antoine dîna légèrement, c’est-à-dire qu’il ne mangea rien. Pas faim.
— Bah, forcément, dit sa mère. Avec tous ces événements…
Antoine l’aida à débarrasser puis, comme chaque soir, il s’approcha d’elle, tendit une joue qu’elle embrassa et il monta dans sa chambre.
Il fallait se préparer, achever son sac à dos, vers quelle heure pourrait-il partir sans être vu ? Dans la nuit…
Il tira ses affaires de sous son lit et soudain un doute l’envahit : comment allait-il faire pour retirer l’argent de ce livret ?
Lorsque exceptionnellement sa mère avait accepté qu’il en prélève — par exemple pour acheter sa montre —, c’est toujours elle qui s’était rendue à la Poste, tu ne peux pas le faire toi-même, il faut la majorité… Il se présenterait au guichet, on lui demanderait sa carte d’identité, non, même pas, on le regarderait, ça suffirait, non, ça n’est pas possible, mon garçon, il faut venir avec ta mère ou avec ton père…
Sans argent, la fuite était impossible.
Tout était remis en question. Il était condamné à rester et à attendre qu’on l’arrête.
Il était abattu, oui, mais moins qu’il ne l’aurait pensé. Il posa sur le décor de sa chambre un regard nouveau. Il trouva aussitôt ridicules son sac à dos bourré de chaussettes et de T-shirts et la figurine de Spider-Man qui sortait de la poche.
Il s’était grisé avec cette idée de départ, de fugue, mais y avait-il vraiment cru ?
Il fut soudain saisi d’une fatigue immense. Il n’avait plus de larmes disponibles. Il n’était plus qu’épuisé.
Il jeta son sac à dos sous son lit, glissa le livret d’épargne et les papiers dans le tiroir de son bureau et s’allongea sur son lit.
Son sommeil fut hanté par son avancée vers le grand arbre couché avec Rémi sur le dos. Sans cesse les bras ballants et flasques de l’enfant lui passaient devant les yeux.
Et il ne parvenait pas à avancer. Malgré ses efforts, la distance ne cessait de se recomposer. Il regardait alors ses pieds où gisait sa montre. Elle était exactement telle que dans la réalité, avec un bracelet fluo vert, mais d’une plus grande taille encore, il était impossible de ne pas la voir.
Rémi avait disparu de ses épaules. À la place, Antoine portait cette immense montre qui pesait plus lourd que l’enfant. Il marchait dans la forêt, s’éloignait de Saint-Eustache. Entendant un bruit quelque part, derrière lui, il s’arrêtait, se retournait.
C’était Rémi. Il était allongé sur le ventre dans la fosse obscure. Il n’était pas mort, blessé seulement, mais il souffrait atrocement, les jambes et les côtes cassées. Il tendait les mains vers l’entrée de la fosse, vers la lumière. Vers Antoine. Il appelait au secours, il voulait qu’on l’aide à sortir de ce trou. Il ne voulait pas mourir.
Antoine !
Rémi ne cessait de hurler.
Antoine tentait de lui venir en aide, mais ses pieds refusaient d’avancer, il voyait le petit garçon lui tendre les bras, il entendait ses supplications qui devenaient des hurlements…
Antoine !
Antoine !
— Antoine !
Il se réveilla en sursaut. Sa mère était assise sur le bord de son lit et le fixait avec inquiétude. Elle tenait les mains serrées l’une contre l’autre.
— Antoine…
Il se redressa, instantanément réveillé. Tout lui revint.
Quelle heure était-il ?
La chambre n’était éclairée que par la lumière jaune du rez-de-chaussée qui montait jusqu’à l’étage.
— C’est que tu m’as fait peur à crier comme ça… Antoine, il y a quelque chose… ?
Antoine avala sa salive. Il fit non de la tête.
— Hein ? Il y a quelque chose ?
Était-ce le moment de tout avouer ? S’il avait été entièrement éveillé, sans doute aurait-il cédé à la tentation de se débarrasser de ce poids trop lourd pour lui, il aurait tout dit à sa mère, tout. Mais il avait du mal à réaliser ce qui se passait.
— Tu dors tout habillé, là, avec tes chaussures… Ça ne te ressemble pas… Si tu es malade, pourquoi ne le dis-tu pas ?
Sa mère posa la main sur son bras ; il se recula vivement, il n’aimait pas trop le contact physique avec elle. Elle n’en fut pas offusquée, les adolescents, c’est comme ça, elle avait lu des articles sur cette question, il ne fallait pas prendre ces choses-là personnellement, c’était l’âge qui faisait ça, ça passerait.