— Tu n’es pas bien ?
— Si, ça va, répondit Antoine.
Mme Courtin posa sa main sur le front d’Antoine, le même geste depuis toujours.
— Ça te perturbe aussi, cette histoire, bien sûr. Et les gendarmes qui te demandent des choses, forcément, on n’a pas l’habitude…
Elle le dévisageait en souriant gentiment. Ordinairement, cette attitude agaçait Antoine, ne me regarde pas comme ça, je ne suis plus un bébé, mais cette fois, il céda à la tentation d’être consolé. Il ferma les yeux.
— Allez, dit enfin sa mère, déshabille-toi et couche-toi.
Elle éteignit la lumière et laissa la porte grande ouverte.
Antoine ne se rendormit que sur le matin.
6
L’hélicoptère de la Sécurité civile reprit ses rondes le lendemain matin dès l’aube. On le voyait passer à intervalles réguliers, on levait la tête, on le suivait des yeux. D’autres gendarmes du département vinrent prêter main-forte à leurs collègues de Beauval. Les camionnettes, les voitures bleues passaient et repassaient par le centre-ville pour aller sillonner les routes avoisinantes.
Il y aurait bientôt vingt-quatre heures que le petit Rémi avait disparu.
Chez les commerçants où les nouvelles s’échangeaient, le pessimisme dominait. Ainsi qu’une colère un peu confuse qui se retournait tantôt sur la gendarmerie, tantôt sur la mairie. Car enfin, les gendarmes en avaient mis du temps avant de s’intéresser à cette disparition, non ? Ils auraient dû le chercher tout de suite, ce petit. Sur leur délai d’intervention, les avis divergeaient, certains disaient trois heures (c’est énorme, trois heures, quand disparaît un gamin de six ans !), d’autres disaient plus de cinq heures, en fait, personne ne faisait le même calcul, parce que personne ne partait du même moment. À quelle heure s’était-on rendu compte de son absence, à ce petit, vers midi ? Non, il était au moins 14 heures, quelqu’un avait vu Mme Desmedt s’inquiéter chez les commerçants. Pas du tout, Rémi a accompagné son père, qui reprend à l’usine à 13 h 45. Bon, disait Mme Kernevel, pour l’horaire, on n’est pas très sûrs, mais c’est quand même la mairie qui aurait dû agir. Là-dessus, à peu près tout le monde était d’accord, M. Weiser ne voulait même pas prévenir les gendarmes ! Il disait que le petit allait revenir et qu’on aurait l’air cloche d’avoir appelé pour rien !
Antoine ne quittait pas sa chambre. Il tentait de se concentrer sur son Tranformers en surveillant le jardin des voisins où il ne se passait plus grand-chose. M. Desmedt était parti sur les routes dès l’aube à la recherche de Rémi, on ne l’avait plus revu.
La mère d’Antoine, elle, revenait régulièrement à la maison avec de nouvelles informations qui contredisaient les précédentes.
En fin de matinée, une voiture de la télévision régionale arriva en ville, une journaliste interrogea les passants ; l’équipe vint filmer la maison des Desmedt et repartit.
Mme Courtin rentra vers midi et annonça qu’un professeur du collège était entendu par les gendarmes depuis le début de la matinée, mais elle était incapable de donner son nom.
Après quoi l’information circula : les plongeurs de la Sécurité civile seraient sur l’étang vers 14 heures.
Mme Courtin alla chez Bernadette pour lui conseiller (et elle n’était pas la seule) de ne pas s’y rendre, mais en pure perte. Vers 13 h 30, ils étaient une douzaine dans le jardin à l’accompagner, qui pour l’aider, qui pour la soutenir. Lorsqu’ils partirent, on aurait juré qu’ils allaient à un enterrement, ça n’était pas un comportement bien confiant.
Antoine vit le groupe s’éloigner. Devait-il s’y rendre lui aussi ? Ce qui le décida, c’est la certitude qu’on ne trouverait rien.
Il y avait foule sur le chemin. De loin, il était difficile de savoir s’il s’agissait d’une procession ou d’un événement touristique.
Mme Antonetti, assise sur le trottoir sur sa chaise cannée, regardait défiler les Beauvalois avec un mépris aveuglant auquel plus personne ne faisait attention depuis longtemps.
Les gendarmes avaient placé des barrières de sécurité empêchant la population d’approcher du bord de l’étang, il fallait laisser travailler les plongeurs. Lorsque Bernadette arriva, soutenue par Mme Courtin et Claudine, le fonctionnaire de service ne sut pas quoi faire. On ne pouvait quand même pas interdire à la mère d’être présente, s’indigna-t-on autour de lui. L’agent était réticent, mais les barrières commençaient à frémir, on entendit quelques cris, une injure fusa, on retrouvait l’état un peu fébrile qui accompagnait cette histoire depuis les premières minutes. Le fonctionnaire préféra s’écarter et se posa alors la question : qui allait-il laisser pénétrer sur la zone pour accompagner Bernadette ?
Heureusement, le capitaine des gendarmes arriva. D’autorité, il prit le bras de Bernadette et la guida lui-même jusqu’à la camionnette, où il lui servit du thé de son Thermos. D’où elle se trouvait, elle ne voyait rien de ce qui se passait sur l’étang, mais elle était là.
Antoine resta loin. Émilie le rejoignit. Elle voulut entamer la conversation, mais elle n’en eut pas le temps, déjà arrivaient Théo, puis Kevin et bientôt tous les autres, les garçons et les filles. Ils avaient tous adopté la mine de leurs parents, les mots de leurs parents. Certains ne connaissaient Rémi que d’assez loin, mais on avait le sentiment qu’il était le petit frère de tous les enfants comme il était déjà le fils de tous les adultes.
— C’est M. Guénot qu’ils ont arrêté, lâcha Théo.
Cette révélation causa un choc. C’était un prof de sciences, un type très gros sur lequel couraient des bruits. Certains l’avaient vu, à Saint-Hilaire, sortir de certains endroits…
Émilie, surprise, se tourna vers Théo.
— Il est pas chez les gendarmes, M. Guénot, on l’a vu ce matin !
Théo fut catégorique :
— Si tu l’as vu ce matin, c’est qu’il avait pas encore été arrêté. Mais moi, je peux t’assurer qu’il est chez les gendarmes et que… bon, je ne peux rien dire de plus.
C’était lassant, cette manière de retenir de l’information dans le seul but de se faire prier, mais il était toujours comme ça, à vouloir faire l’important. On avait besoin de savoir, plusieurs voix insistèrent. Théo fixait ses chaussures, les lèvres serrées comme s’il balançait sur l’attitude à adopter.
— Bon…, dit-il enfin. Mais gardez-le pour vous, hein ?
Il y eut un petit bruissement de promesses. Théo baissa la voix, il devenait à peine audible, il fallait se pencher pour l’entendre :
— Guénot… il est pédé. On dit qu’il a déjà fait des choses avec des élèves… Il y a eu des plaintes, mais ç’a été étouffé. Par le principal du collège, évidemment ! Il paraît qu’il les aime très jeunes, si vous voyez ce que je veux dire. On l’a vu plusieurs fois du côté de chez les Desmedt. On se demande même si le principal, lui aussi…
Le groupe était abasourdi par ces nouvelles.
Antoine, lui, ne comprenait plus très bien ce qui se passait. La veille, les gendarmes avaient eu l’air d’inquiéter M. Desmedt, après quoi ils lui avaient fichu la paix. Ce matin, c’était M. Guénot. Et peut-être le principal du collège. On cherchait du côté de l’étang où Antoine savait qu’on ne trouverait rien. Pour la première fois depuis vingt-quatre heures, il sentit sa poitrine se desserrer légèrement. Le risque s’éloignait-il ? Il ne pouvait pas s’enfuir, mais il ne parvenait pas à se défaire de cette interrogation : et si on ne retrouvait jamais Rémi ?