C’était un bâton d’une quarantaine de centimètres de long, assez large, mais totalement pourri.
Il explosa sur le crâne de Théo avec un bruit spongieux. Antoine se retrouva avec, dans les mains, un morceau de bois déchiqueté de la couleur d’un champignon.
Le petit groupe était tellement sidéré par cet épisode que personne ne se soucia du ridicule de la situation. Même si son attaque se terminait de façon piteuse, Antoine venait de donner l’assaut à une autorité qui jusqu’ici n’avait jamais été contestée.
Des adultes arrivèrent pour séparer les belligérants. Les cris, l’empressement, les mouchoirs, on nettoya le sang, c’était heureusement peu de chose, une lèvre fendue.
On reprit bientôt le chemin de Beauval.
Le groupe d’enfants se sépara spontanément en deux. Il y en avait davantage du côté d’Antoine que de Théo.
Antoine se passait nerveusement la main dans les cheveux, décontenancé, dérouté par une troublante similitude… En deux jours, il avait frappé deux fois un garçon d’un coup de bâton. Le premier, celui qui ne le méritait pas, il l’avait tué.
Allait-il devenir un cogneur obtus, aveugle, comme on en voyait dans les cours de récréation ?
Il s’aperçut qu’Émilie marchait à côté de lui. Il n’aurait pas su dire pourquoi, il n’en fut pas rassuré. Cette manie des filles d’aimer les bagarreurs…
Un peu avant 17 heures, la camionnette de la gendarmerie ramena Bernadette Desmedt chez elle. La vision de cette femme tassée par l’angoisse serrait le cœur.
En attendant le retour de sa mère, Antoine alluma le téléviseur et regarda le journal, le reportage sur l’inquiétante disparition du petit Rémi Desmedt. Se succédèrent quelques plans de la ville, d’abord l’église, la mairie. Puis ce fut la rue principale. Dans une tentative de dramatisation de l’événement (un peu pathétique parce que le journaliste n’avait rien à montrer ni à dire), le reportage suivait un itinéraire partant du centre pour s’approcher de la maison du petit Rémi.
Antoine se sentit oppressé de voir ainsi défiler la rue principale, la place, l’épicerie, puis l’école…
La caméra se rapprochait non pas de la maison de l’enfant, mais de la sienne.
Ce qu’elle cherchait, ce n’était pas l’enfant, c’était lui.
Les images montrèrent enfin leur rue, la maison des Mouchotte avec ses volets d’un vert anglais, puis ce fut le jardin des Desmedt. Afin de matérialiser et d’accentuer le vide laissé par l’absence du petit garçon, la caméra fit voir son environnement, s’attardant sur la balançoire pour en souligner l’abandon, sur la porte du jardin qu’il avait dû pousser pour sortir…
Lorsque le plan large engloba un morceau du jardin des Courtin, Antoine attendit que la caméra se centre sur sa maison, qu’elle en balaye la façade, qu’elle le cherche, qu’elle le trouve enfin derrière la fenêtre, s’approche et achève sa course par un gros plan sur son visage : « Et voici le garçon qui a tué Rémi Desmedt et qui a enterré son corps dans le bois de Saint-Eustache, où la gendarmerie va le découvrir demain à la première heure. »
Antoine ne put s’empêcher de faire un pas en arrière, de courir se réfugier dans sa chambre.
Mme Courtin revint enfin de ses courses en ville, qui lui avaient pris trois fois plus de temps qu’à l’accoutumée. Antoine l’entendit fourgonner dans la cuisine puis elle monta le rejoindre. Elle avait le visage tendu.
— C’est pas un professeur du collège qu’ils ont arrêté…
Antoine abandonna son Transformers et regarda sa mère.
— C’est M. Kowalski.
7
Cette arrestation avait remué Mme Courtin et son fils. Antoine se reprochait de le penser, mais c’était plus fort que lui : si M. Kowalski était déclaré coupable — il ne se posait pas la question de savoir comment ce serait possible —, ça le gênait moins que si ç’avait été quelqu’un d’autre. Sa mère avait toujours été malheureuse de devoir travailler pour lui, il avait une mauvaise réputation et une sale tête. Les recherches qui n’avaient rien donné, l’étang qu’on avait dragué en vain, maintenant l’arrestation de Frankenstein… Antoine avait commencé à imaginer que ce cauchemar allait peut-être se terminer ainsi, qu’il resterait à l’abri, mais il y avait eu Théo, dont les sous-entendus venimeux pourraient bien mener à lui. Jusqu’où irait-il ? Et s’il en parlait à son père ? Ou aux gendarmes ?
Antoine s’en voulait d’avoir cédé à la colère, de s’être battu avec lui, il aurait dû laisser les choses en l’état, il avait été bête.
— Si je m’attendais…, murmurait Mme Courtin. M. Kowalski…
Elle était visiblement troublée par cette nouvelle.
— Tu ne l’as jamais aimé, dit Antoine, qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Oui, bien sûr ! Mais enfin… C’est pas pareil quand on connaît les gens.
Elle resta un long moment silencieuse. Antoine pensa que sa mère imaginait les implications que cette arrestation aurait dans sa vie, dans son travail peut-être, elle était soucieuse.
— Tu travailleras ailleurs. Tu te plaignais tout le temps, tu n’avais jamais envie d’y aller.
— Ah oui ? Parce que tu crois que ça se trouve comme ça, toi, du travail !
Elle était en colère.
— Va dire ça aux ouvriers qui vont être licenciés par M. Weiser au premier de l’an… !
Cette histoire de licenciement traînait depuis des semaines dans Beauval. Lorsqu’il était interrogé, M. Weiser répondait évasivement. Il ne savait pas encore, ça dépendait de beaucoup de choses, il fallait attendre les comptes du trimestre… Les ouvriers constataient qu’au cours des deux derniers mois, les commandes s’étaient succédé à un rythme élevé, mais c’était ainsi tous les ans à l’approche de Noël. M. Weiser avait dû réembaucher, pour quelques heures par semaine, des ouvriers licenciés trois mois plus tôt, même M. Mouchotte avait repris du service pendant quelques semaines, cela compensait-il la crise de l’automne qui avait vu le carnet de commandes s’effondrer ? Personne n’y comprenait rien.
Antoine se demandait souvent si sa mère avait vraiment besoin de travailler. Elle maudissait M. Kowalski depuis quinze ans, pour gagner combien ? Antoine n’en savait rien au juste, mais ça ne devait pas être grand-chose, étaient-ils si pauvres que cela ? Mme Courtin ne s’était jamais plainte du paiement de la pension par son mari. « Au moins, sur ça, il est correct… », disait-elle parfois sans qu’Antoine comprenne très bien dans quel autre domaine elle avait des reproches à lui faire.
— Bon, c’est pas le tout, dit-elle enfin, maintenant il faut te préparer.
Mais elle dit cela en pensant à autre chose.
Dans l’alternance avec les villes voisines, la messe de Noël avait lieu, cette année-là, à Beauval, programmée à 19 h 30 parce que le curé devait courir sur les routes du département pour en dire plus de six à la suite.
Mme Courtin entretenait avec la religion des rapports prudents et fonctionnels. Elle avait envoyé Antoine au catéchisme par précaution, mais n’avait pas insisté lorsqu’il avait souhaité ne plus s’y rendre. Elle fréquentait l’église quand elle avait besoin de secours. Dieu était un voisin un peu distant qu’on avait plaisir à croiser et à qui on ne rechignait pas de demander un petit service de temps à autre. Elle allait à la messe de Noël comme on visite une vieille tante. Il entrait aussi dans cet usage utilitaire de la religion une large part de conformisme. Mme Courtin était née ici, c’est ici qu’elle avait grandi et vécu, dans une ville étriquée où chacun est observé par celui qu’il observe, dans laquelle l’opinion d’autrui est un poids écrasant. Mme Courtin faisait, en toutes choses, ce qui devait se faire, simplement parce que c’était ce que, autour d’elle, tout le monde faisait. Elle tenait à sa réputation comme elle tenait à sa maison et peut-être même comme elle tenait à sa vie car elle serait sans doute morte d’une faillite de sa respectabilité. La messe de minuit n’était, pour Antoine, qu’une obligation parmi toutes celles auxquelles il sacrifiait toute l’année pour que sa mère reste, à ses propres yeux, une femme fréquentable.