Comme partout, les fidèles n’étaient plus à Beauval aussi nombreux qu’avant. Si, dans l’année, les messes dominicales regroupaient un lot appréciable de pratiquants, c’est parce qu’ils convergeaient à la fois de Marmont, de Montjoue, de Fuzelières, de Varennes, de Beauval.
L’activité religieuse était assez saisonnière. La plupart des fidèles revenaient à la messe lorsque l’agriculture était en difficulté, quand les prix du bovin entraient en récession ou que les usines de la région préparaient des plans de licenciement. L’église proposait une prestation, on se comportait comme des consommateurs. Même les grands événements cycliques comme Noël, Pâques ou l’Assomption n’échappaient pas à cette règle utilitaire. C’était la manière, pour les adhérents, d’acquitter l’abonnement leur permettant, dans l’année, de recourir aux services à la demande. À ce titre, la messe de Noël remportait toujours un beau succès.
Dès 19 heures, de nombreux habitants de Beauval convergèrent vers le centre-ville. Ils auraient pu se féliciter de voir leur église aussi pleine, mais ce plaisir était gâché par le fait qu’il y avait beaucoup de gens qui n’étaient pas d’ici.
Les femmes entraient dans la nef dès leur arrivée ; les hommes, eux, traînaient toujours quelques minutes sur le parvis, on fumait une cigarette, on serrait des mains, on demandait des nouvelles, on croisait des clients qu’on ne voyait plus, des femmes avec qui on avait couché autrefois, quelques camarades, même si, avec le temps, les relations s’étaient distendues.
La disparition du petit Rémi Desmedt avait aussi provoqué un effet de curiosité qui expliquait le succès de l’événement. Tout le monde avait vu le reportage sur Beauval au journal télévisé et ceux qui n’y habitaient pas tentaient, en s’y rendant, d’associer deux images disparates, ce qu’on connaissait de la ville qui n’avait rien de palpitant et l’écho d’un malheur qui, au fil des heures, prenait une dimension tragique.
Trente heures plus tard, la disparition de Rémi devait être considérée comme hautement inquiétante.
Chacun anticipait l’issue.
Quand allait-on le retrouver ? Et que trouverait-on ?
Sur le parvis, on ne parlait que de ça et l’arrestation de M. Kowalski aimantait littéralement les conversations. Mme Mouchotte écarquillait ses grands yeux bleus en écoutant Claudine qui, miraculeusement, s’était trouvée dans la boutique quand les gendarmes étaient arrivés.
— Ça n’a pas duré cinq minutes, je vous jure. Il en menait pas large, le charcutier…
Mme Courtin demanda :
— Mais… qu’est-ce qu’on lui reproche, au juste ?
Une histoire d’alibi. Quelqu’un avait entendu dire que sa camionnette avait été vue près de Beauval, arrêtée en bordure de la forêt.
— Où était-il donc à ce moment-là, cet animal ? demanda quelqu’un.
— C’est pas une preuve, ça ! dit Mme Courtin. Je ne veux pas le défendre, ça, merci bien, mais quand même ! Si on ne peut plus circuler en voiture sans être accusé d’enlever des enfants, alors moi, je…
— S’agit pas de ça ! dit Mme Antonetti.
Elle parlait d’une voix aiguë et articulait chaque syllabe comme s’il s’agissait de la dernière, ce qui donnait à sa conversation un ton haché et péremptoire qui en impressionnait plus d’un. Son intervention fut très remarquée, tout le monde se tourna vers elle :
— C’est surtout que ce Kowalski (chez qui je ne mets d’ailleurs jamais les pieds, manquerait plus que ça…) n’est pas capable de dire ce qu’il a fait dans les heures où l’enfant a disparu ! On voit sa voiture, mais lui, il ne se souvient pas de ce qu’il a fait…
Elle bénéficiait d’une telle autorité que personne n’aurait songé à lui demander d’où elle tenait cette information. D’autant qu’elle était toujours l’une des premières et des mieux informées de Beauval, ce qui lui permit de conclure de l’air de quelqu’un dont la religion est faite :
— C’est quand même étrange, non ?
Mme Courtin hochait la tête, en effet, c’est étrange, ça semble même suspect… Mais elle ne paraissait pas totalement convaincue.
Antoine abandonna sa mère et fila rejoindre les quelques copains du collège endimanchés qui étaient de corvée de messe. Émilie portait une robe à fleurs qu’on aurait dite taillée dans un tissu à rideaux, et elle semblait plus frisée encore que d’habitude, plus blonde, plus vive, jolie comme pas possible, ce qui était confirmé par l’indifférence très spectaculaire de tous les garçons présents. Ses parents, fidèles parmi les plus fidèles, ne rataient jamais une messe, Émilie se tapait le catéchisme depuis son plus jeune âge. Mme Mouchotte pouvait aller à l’église trois fois dans la journée, son mari était le seul homme chantant dans le chœur, il avait une voix de stentor qu’il déployait sans vergogne par-dessus toutes les autres avec une puissance qui traduisait la ferveur de sa foi. Émilie, elle, ne croyait pas en Dieu, mais elle vouait à sa mère un tel attachement qu’elle se serait faite nonne si celle-ci le lui avait demandé.
Il se fit un grand silence lorsque Antoine arriva dans le groupe. Théo, qui sentait la cigarette, regardait ostensiblement ses pieds. Sa lèvre était gonflée et d’un rouge sombre avec une petite croûte sur le dessus. Il ne put s’empêcher de jeter à Antoine un regard noir de rancune. Mais il était assez malin pour comprendre que l’arrestation soudaine de Frankenstein occupait davantage les esprits que ses démêlés avec Antoine. Il fut d’ailleurs immédiatement interpellé par Kevin :
— Alors ! T’as bien vu que c’était pas M. Guénot, tu dis n’importe quoi !
Théo, entre autres défauts, n’avait jamais tort. Sur ce plan, il était comme son père, c’était la marque de fabrique chez les Weiser, on ne se trompait jamais. Dans cette circonstance, il était plus que jamais essentiel pour lui de reprendre la main.
— Pas du tout ! répliqua-t-il. Ils ont d’abord arrêté Guénot, ils l’ont relâché, mais ils l’ont à l’œil, je peux te le dire. Il est pédé, c’est sûr et certain. C’est un drôle de type…
— N’empêche ! reprit Kevin, trop content, pour une fois, d’avoir prise sur le fils du maire.
— N’empêche quoi ? N’empêche quoi ? s’emporta Théo.
— Bah, n’empêche qu’ils ont arrêté Frankenstein !
Un murmure d’approbation parcourut le petit groupe. Cette arrestation confortait parfaitement l’opinion générale, magnifiquement résumée par Kevin en une phrase :
— Avec la tête qu’il a…
Théo, qui avait perdu de son ascendant, n’entendait pas abandonner la partie et tenta une manœuvre brillante de contournement en déclarant :
— J’en sais plus que vous tous sur ce truc ! Le gosse… il est mort !
Mort…
Le mot créa une sensation vertigineuse.
— Comment ça, il est mort ? demanda Émilie.
La conversation s’interrompit. Me Vallenères venait d’arriver et le spectacle du notaire poussant sa fille dans son fauteuil roulant forçait au silence. Quinze ans, maigre comme un clou, ses poignets seraient passés dans un rond de serviette. Sa principale occupation était de décorer son fauteuil. On ne la voyait jamais faire, mais on disait qu’elle avait commandé un masque spécial pour pouvoir le peindre à la bombe. Ce fauteuil était une curiosité sans cesse renouvelée, elle y avait fait poser récemment de grandes antennes radio flexibles destinées aux voitures, on aurait dit un énorme insecte multicolore. Certains enfants l’appelaient Mad Max. La gaieté de sa réalisation tranchait avec son visage, toujours concentré, indifférent au monde, on disait qu’elle était bigrement intelligente, mais qu’elle mourrait jeune, et c’est vrai, il était difficile d’imaginer qu’un de ces jours, un gros coup de vent ne l’emporterait pas. Elle avait le même âge que bien des enfants de Beauval, mais elle ne fréquentait personne. Ou peut-être que personne ne la fréquentait. Elle avait une institutrice à demeure depuis le début de sa maladie.