Personne ne savait ce qui allait se passer. Antoine, bien qu’il fût loin, ressentit physiquement l’énergie farouche qui émanait de M. Desmedt lorsqu’il redressa la tête et fixa l’assistance. Il ne put s’empêcher de couler un regard vers M. Mouchotte qui, depuis l’épisode de l’usine où M. Desmedt l’avait giflé, vouait au père de Rémi une haine dévorante. Il est vrai qu’à force de faire des histoires, M. Desmedt s’était attiré à Beauval des inimitiés solides. Devant le spectacle qu’il offrait, le premier rang fut néanmoins saisi d’une brusque agitation, quelques personnes se levèrent précipitamment pour libérer des places et longèrent la nef par les bas-côtés pour se rendre au fond de l’église. La famille Desmedt s’installa. Face au prêtre qui officiait.
Oui, un enfant nous est né, un Fils nous est donné…
Lorsque les Desmedt eurent disparu à la vue d’Antoine, Émilie se retourna vers lui et le fixa avec une étrange insistance.
Était-ce une question ? Que savait-elle ?
Il chercha fébrilement le sens de ce regard, mais déjà elle s’était détournée. Était-ce un message ? Que voulait-elle lui dire ?
Elle était restée étrangement silencieuse quand Théo avait dit : « On sait où chercher le corps. » Instinctivement, il regarda vers la porte de l’église.
« On a des preuves »…
Ce fut alors comme une déflagration : Antoine comprit que, du regard, Émilie lui conseillait de ne pas rester là.
De s’enfuir ! C’est ça ! Ils attendaient la fin de la messe de Noël pour l’arrêter. Il était tombé dans un piège. Dehors, il y aurait un cordon de gendarmerie…
Demain sera détruit le péché de la terre et sur nous régnera le Sauveur du monde.
Antoine serait coincé dans la foule des fidèles piétinant vers la sortie. Peu à peu, on se retournerait, cherchant du regard ce qui provoquait ainsi la venue des forces de l’ordre en pleine nuit, devant l’église, un soir de Noël. Et bientôt, Antoine serait seul à marcher dans la travée, tout le monde s’écarterait sur son passage…
Commenceraient les cris…
Il n’aurait plus que le choix de se livrer aux gendarmes ou d’attendre que derrière lui, le pas lourd de M. Desmedt arrive à sa hauteur. Antoine se retournerait. Le père de Rémi aurait son fusil épaulé, le canon à la hauteur de son front.
Antoine poussa un cri, mais qui fut couvert par un autre.
Rémi !
Au premier rang, Bernadette s’était levée pour appeler son petit. Tirée par la manche par Valentine, elle reprit lentement sa place.
Mme Kernevel, surprise par ce cri, cessa de jouer, les voix du chœur s’éteignirent en désordre.
Celle, tonitruante de M. Mouchotte se fit alors entendre, immédiatement suivie de l’orgue, et le chœur reprit le chant interrompu avec une détermination destinée à enjoindre à tous de serrer les rangs face à la confusion.
Dieu, notre Sauveur, nous montre en permanence Sa bonté et Sa tendresse pour nous. C’est Lui qui nous a sauvés ! Lui qui…
Le curé poursuivait son office et accueillait chacune de ces manifestations, l’entrée des Desmedt, les errements de l’orgue et du chœur, etc., avec un sourire infinitésimal qui exprimait son allégresse de se voir chargé par Dieu de représenter la rigueur morale face à une assemblée qui visiblement perdait ses repères. L’aspect chaotique de la cérémonie confirmait le besoin de ses ouailles de trouver en lui un frère, un père qui montrerait le chemin. Dépassés par des circonstances qui échappaient à leurs catégories, les fidèles, eux, suivaient la messe avec une résignation de condamnés.
Antoine s’était calmé, non, on ne diffère pas l’arrestation d’un assassin d’enfant, c’est impossible, quand on est sûr et certain, on envoie la gendarmerie et on l’arrête. Quant aux affirmations de Théo, elles étaient uniquement destinées à ne pas lui faire perdre la face. Même les sous-entendus qu’il avait répandus la veille étaient rendus caducs par l’information essentielle, l’arrestation de Frankenstein. Antoine savait que le charcutier de Marmont n’avait rien à avouer, ils ne le garderaient pas bien longtemps. Que se passerait-il ensuite ?
… un ange est venu dire à des bergers : « Je viens vous annoncer une bonne nouvelle, une grande joie pour tout le peuple : aujourd’hui vous est né un Sauveur. Il est le Messie, le Seigneur. »
Le jeune prêtre qui pensait tenir son assemblée bien en main entama son homélie d’une voix grave, responsable, porté par la volonté divine qu’il était chargé de transmettre.
Il savait, évidemment, ce qui se passait à Beauval depuis la veille (il était réputé être l’homme le mieux informé du canton), il connaissait le petit Rémi qui accompagnait sa mère à la messe dominicale (le mari, on le voyait plus rarement). En cette soirée de Noël, il le considérait sans doute comme une sorte d’angelot. Il fixait, dans les premiers rangs, les parents et autour d’eux des visages graves et douloureux, comme si, par capillarité, leur chagrin gagnait l’assistance tout entière. Il fut ébranlé par ce constat : rien ne se lisait de la joie que l’arrivée de Jésus était censée provoquer en eux.
C’était clair, aveuglés par l’actualité éprouvante, les fidèles ne comprenaient pas le sens de ce qu’ils vivaient. Il observa un long silence.
— La vie nous met constamment à l’épreuve…, reprit-il enfin.
Sa voix soudain était forte et claire. Elle résonnait dans l’église avec un effet d’écho qu’il accentuait en traînant légèrement sur les dernières syllabes.
— Mais souvenez-vous : « Le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience… » La patience ! Attendez, et vous verrez !
À en juger par les mines de ses ouailles, le message n’était pas encore passé. Il fallait expliquer. Alors, le jeune curé se lança, vibrant de détermination ; il y avait, chez cet abbé de campagne, un missionnaire qui ne demandait qu’à éclore.
— Mes très chers frères, je sais votre douleur. Je la partage. Et je souffre avec vous.
C’était plus clair, les regards montraient que ce langage-là rencontrait un écho. Il en fut encouragé.
— Mais la souffrance n’est pas un accident… Qu’est-ce que la souffrance ? C’est le plus merveilleux instrument de Dieu, car il sert à nous rapprocher de Lui et de Sa perfection.
Il avait admirablement modulé son « merveilleux ». Il était lancé, il avait abandonné le discours longuement préparé dans le but de le répéter dans toutes les églises du diocèse. Sa foi maintenant parlait pour lui. Dieu le guidait. Jamais encore il ne s’était senti investi d’une plus haute mission.
— Oui ! Car la souffrance, la douleur et le chagrin sont notre pénitence…
Il laissa filer un silence, posa les coudes sur son pupitre, se pencha vers l’assemblée et poursuivit d’une voix douce :
— Et à quoi sert la pénitence ?
Cette question fut suivie d’un long silence. Personne n’aurait été surpris de voir une main se lever, comme à l’école. Le curé se redressa, brandit soudain l’index vers le ciel et lança d’une voix sans appel :