Antoine n’avala rien. Sa mère mâchonna un morceau de blanc, les yeux sur l’écran. La musique de variété emplit la salle à manger, avec des rires, des exclamations ; des présentateurs resplendissants de bonheur tenaient leur micro comme des boules de glace et hurlaient leurs slogans de circonstance.
Sa mère, l’esprit ailleurs, débarrassa son assiette sans un mot, ce qui ne lui ressemblait pas. Elle apporta la bûche de Noël, le genre de pâtisserie qu’Antoine avait toujours détesté, puis elle dit d’une voix pleine de bonhomie et qui se voulait entraînante :
— Et si on les regardait enfin, ces cadeaux ?
Pour une fois, son père ne s’était pas trompé. Le colis contenait bien la PlayStation qu’il lui avait demandée, mais Antoine n’en éprouva qu’une joie abstraite parce qu’il se sentait seul. Avec qui jouerait-il ? Il ne parvenait pas à imaginer que demain pouvait exister. Quand il serait arrêté, aurait-il le droit de l’emporter avec lui ?
— Tu penseras à appeler ton père, rappela Mme Courtin en ouvrant son propre paquet.
Elle surjouait l’impatience, qu’est-ce que ça peut bien être… Antoine se souvint enfin de ce qu’il avait acheté : un petit chalet en bois dont le toit s’ouvrait et faisait de la musique.
— Quelle merveille ! s’exclamait déjà sa mère. Mais où l’as-tu trouvé, c’est superbe !
Elle remonta le mécanisme et écouta l’air en souriant, fouillant dans sa mémoire. C’était le genre de musique que tout le monde a entendu mille fois sans se soucier de son titre.
— Ah, je connais ça, murmurait Mme Courtin en cherchant le mode d’emploi.
Elle lut :
— Edelweiss (R. Rodgers). Ah oui, peut-être…
Elle se leva, embrassa Antoine qui avait commencé à connecter sa PlayStation. Venant de son père, il fallait bien que quelque chose ne soit pas conforme : il avait souhaité Crash Team Racing et c’était Gran Turismo, la version de l’an passé.
Mme Courtin acheva de débarrasser la table, fit la vaisselle, puis elle revint dans le salon avec le verre de vin qu’elle s’était servi pendant le repas et auquel elle n’avait pas touché. Elle vit Antoine la manette de son jeu en main, mais les yeux dans le vague, il fixait un point obscur quelque part au-delà du mur. Elle ouvrait la bouche pour l’interroger lorsque la sonnerie de la porte retentit.
Antoine sursauta immédiatement, affolé.
Qui cela pouvait-il être, un soir pareil, à une heure pareille… ?
Même Mme Courtin, qui n’était pourtant pas craintive, s’avança dans le couloir avec réticence. Elle bascula l’œilleton, posa son front contre la porte et ouvrit précipitamment.
— Valentine… !
La jeune fille s’excusait.
— C’est ma mère, elle s’est enfermée dans sa chambre, elle n’ouvre à personne, elle ne répond pas… Papa demande si…
— J’arrive !
Mme Courtin fit quelques allers-retours de l’entrée à la cuisine, dégrafant son tablier, cherchant son manteau…
— Mais entre donc, Valentine !
De près, la jeune fille n’avait pas tout à fait la tête qu’Antoine lui avait vue plus tôt dans la soirée, cette sorte de moue condescendante, ce regard dédaigneux. Son rouge à lèvres, d’une teinte très soutenue, faisait ressortir la pâleur de son visage. Ses yeux, soulignés d’un large trait d’un bleu sombre, étaient mouillés. Elle fit un pas vers le salon, regarda Antoine qui se leva. Elle se contenta d’un signe de tête auquel il répondit d’un bref mouvement de main. Il fixait la jeune fille, qui maintenant prenait un air plus détaché, comme si elle était seule, que personne ne la regardait.
Elle portait les mêmes vêtements que plus tôt à la messe, ce jean rouge, ce blouson en Skaï blanc qu’elle ouvrit avec un soupir, comme si elle prenait soudain conscience de la chaleur excessive qui régnait dans la pièce, découvrant un pull en laine mohair rose qui épousait étroitement une poitrine qu’Antoine trouva incroyablement ronde. Il se demandait comment des seins pouvaient être ainsi, il n’en avait jamais vu de comme ça, aussi ronds. On en distinguait même la pointe à travers la laine. Son parfum s’inspirait d’une fleur connue, savoir laquelle…
— Mais, demanda Mme Courtin, son manteau déjà sur le dos, tu n’es pas prêt ?
— Je viens aussi ? demanda Antoine.
— Dame oui, enfin ! Dans les circonstances…
Elle regarda Valentine, gênée.
Antoine ne comprenait pas en quoi « les circonstances » rendaient sa présence indispensable. Disait-elle cela parce qu’il y avait Valentine ?
— Bon, moi je file, tu me rejoins, Antoine, hein ?
La perspective d’entrer chez les voisins, de se trouver face à M. Desmedt, lui ravageait le ventre.
La porte claqua.
Du regard, il chercha une issue.
— C’est quoi ?
Il se retourna vivement. Valentine n’avait pas suivi Mme Courtin, elle était là, devant lui. Elle avait en main la manette de sa PlayStation, les deux poignées dirigées vers le plafond. Elle empoigna l’une d’elles, comme elle aurait fait avec un manche de marteau et en affectant un air de profonde curiosité. Puis sa petite main fine se mit à la palper, à la suivre d’un index tendu comme si elle la découvrait et voulait en mesurer le poli, la texture, mais faisant cela, elle avait rivé son regard dans celui d’Antoine.
— C’est quoi ? répéta-t-elle.
— C’est… pour jouer, articula Antoine.
Elle sourit et le fixa, sans cesser de manipuler le joy-stick.
— Ah, pour jouer…
Antoine approuva vaguement, puis il détala, grimpa l’escalier à toute vitesse, entra dans sa chambre, prit une large respiration, son cœur cognait à une vitesse folle. Il chercha ce qu’il était venu faire. Ah oui, ses chaussures. Il s’assit sur son lit.
L’épuisement s’empara de lui une nouvelle fois, il ne put résister à la tentation de s’allonger, de fermer les yeux.
Il revoyait la main de Valentine, il sentait encore sa présence magnétique. Il était saisi d’un trouble si intense et douloureux qu’il retrouva sa hâte.
Hâte de se faire prendre, d’être arrêté.
Hâte d’avouer. D’être enfin débarrassé. De pouvoir dormir, dormir.
Les effrayantes conséquences de ses aveux s’estompaient de plus en plus face à l’impossibilité de vivre ainsi, dans cette terreur, avec ces images. Dès qu’il fermait les yeux, comme maintenant, Rémi lui apparaissait.
Toujours la même image.
Le petit garçon allongé dans le trou noir qui lui tendait les mains…
Antoine !
Ou alors il ne restait plus que la main qui tentait de s’agripper et la voix de Rémi qui s’éloignait, qui semblait fondre.
Antoine !
— Déjà couché ?
Antoine se redressa comme s’il avait reçu une décharge électrique.
Valentine se tenait dans l’encadrement de la porte, elle avait retiré son blouson, l’avait jeté négligemment sur son épaule et le retenait de son index replié.
Elle examina la chambre avec une curiosité qui n’avait rien à voir avec de la curiosité et s’avança de quelques pas, d’une démarche fluide et dansante qu’Antoine ne lui connaissait pas. Le parfum qu’il avait perçu tout à l’heure envahissait tout l’espace.