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Valentine ne le regardait pas. Elle déambulait lentement dans la chambre, comme une visiteuse de musée distraite et indifférente.

Antoine avait très chaud et cherchait une contenance. Il se pencha, attrapa ses chaussures et commença à en nouer les lacets, le front bas, le regard rivé au sol.

Il sentit Valentine s’approcher, entrer dans son champ de vision pourtant fermé autant qu’il était possible. Elle se planta devant lui, les jambes légèrement écartées ; il ne voyait que ses tennis blanches, le bas de son pantalon rouge légèrement mouillé. S’il avait levé la tête, il aurait eu le regard au niveau de sa ceinture.

Il poursuivit sa tâche, mais ses mains, tremblantes, ne lui obéissaient plus, une érection presque douloureuse l’avait saisi. Valentine, elle, ne bougeait pas. Elle semblait attendre avec patience qu’il en ait enfin terminé. Alors d’un bond, Antoine se leva, la contourna pour éviter de la toucher, mais il lui restait si peu d’espace qu’il perdit l’équilibre et chuta sur son lit. Il se retourna avec la vivacité d’un poisson hors de l’eau pour que la jeune fille ne voie pas la protubérance qui gonflait son pantalon. Il se releva, déjà il était à la porte…

Valentine ne s’était pas retournée. Son blouson était tombé au sol. Il la voyait de dos.

Bien campée sur ses jambes, face au lit, elle croisa les bras devant elle et enveloppa ses épaules. Antoine remarqua ses doigts au vernis rose bonbon. Il ne put empêcher son regard de se river à ses fesses si rondes, d’apparence si ferme, sur ses hanches étroites et sur la bretelle de son soutien-gorge qui faisait légèrement saillie au milieu de son dos.

Il fut saisi d’un malaise. Il était incapable de savoir s’il commençait à perdre l’équilibre ou si Valentine était en train de vaciller, si elle remuait insensiblement le bassin, dans une danse immobile, silencieuse et lascive.

Antoine s’appuya sur le chambranle de la porte. Il lui fallait de l’air. Sortir. Tout de suite.

Il dévala l’escalier quatre à quatre, se précipita vers l’évier de la cuisine, ouvrit en grand le robinet, plongea le visage entre ses mains. Puis il s’ébroua. Attrapa le torchon, s’essuya.

Lorsqu’il le reposa, il aperçut brièvement la silhouette de Valentine qui traversait le couloir et se dirigeait vers la porte. L’air du dehors pénétra dans la pièce ; Antoine courut. Valentine était déjà dans la rue et marchait d’un pas ferme, sans précipitation. Elle passa dans le jardin de ses parents qu’elle traversa avec indifférence et elle entra dans la maison sans se préoccuper de refermer la porte tant elle était certaine qu’Antoine courait derrière elle.

Avant qu’il s’en rende compte, il était chez les Desmedt.

L’odeur propre à cette maison lui sauta au visage. Il ne l’avait jamais aimée, c’était un mélange de chou, de transpiration, d’encaustique…

Antoine fit un pas et stoppa net.

Face à lui, assis à l’extrémité de la longue table du salon, M. Desmedt le fixait.

Il eut soudain la certitude que Valentine était en fait venue le chercher dans le seul but de le conduire là, devant son père.

La jeune fille faisait mine de traîner dans la pièce, ouvrant négligemment le programme TV, passant un index distrait sur l’angle de la commode. Puis elle dévisagea Antoine. Ce n’était plus la même personne. L’adolescente frivole venait d’être rattrapée par l’ombre de son petit frère qui flottait dans la pièce comme une menace. Elle se détourna brusquement puis monta l’escalier et disparut sans un geste, sans un regard.

— Sont là-haut, dit M. Desmedt d’une voix caverneuse.

D’un mouvement de tête, il indiqua l’étage d’où arrivaient des chuchotements indistincts. Le salon n’était éclairé que par l’ampoule de la cuisine et la guirlande du sapin, la même exactement que celle des Courtin. Achetée sans doute au même magasin.

Antoine était paralysé. M. Desmedt avait devant lui son verre vide et une bouteille de vin. Il avait baissé les yeux d’un air pensif. Il demeura ainsi un long moment puis sembla se souvenir tout à coup qu’il n’était pas seul. Il désigna la chaise à côté de lui. Antoine eut peur qu’il se lève et vienne le chercher à la porte pour le forcer à s’asseoir. Il s’avança timidement. Plus il approchait, plus il le voyait de près, plus cet homme massif et brutal lui faisait peur.

— Assieds-toi…

La chaise qu’Antoine recula fit un bruit de craie sur un tableau noir. M. Desmedt le considéra un long moment.

— Tu le connais bien, Rémi, toi… Hein ?

Antoine pinça légèrement les lèvres, oui, assez, enfin, un peu…

— Tu l’imagines faire une fugue, cet enfant-là ? À six ans ?

Antoine fit non de la tête.

— Tu l’imagines partir comme ça au diable Vauvert ? Et qu’il retrouverait plus son chemin alors qu’il est né ici ?

Antoine comprit que les demandes de M. Desmedt n’étaient pas des questions, mais les idées qu’il ressassait depuis plusieurs heures. Il ne répondit pas.

— Et pourquoi qu’ils le cherchent pas la nuit, hein ? Ils n’ont donc pas de lampes, à la gendarmerie ?

Antoine écarta légèrement les mains, impuissant à expliquer.

L’odeur de M. Desmedt était très incommodante, à quoi s’ajoutait celle du vin dont il avait sans doute abusé.

— Je vais y aller…, murmura Antoine.

Comme M. Desmedt ne bougeait pas, il se leva avec précaution. On aurait dit qu’il ne voulait pas le réveiller.

M. Desmedt se tourna alors vivement vers lui, le saisit par les hanches et l’attira vers lui. Ses bras l’entourèrent à la hauteur de la ceinture, il plongea la tête contre sa poitrine et éclata en sanglots.

Antoine faillit céder sous le poids, mais parvint à résister. Il voyait la nuque épaisse et blanche du père de Rémi secouée par les larmes, il respirait son odeur forte.

Prisonnier des bras puissants de cet homme, il eut envie de mourir.

Sur la commode, les photos de la famille étaient disposées dans des cadres disparates. L’un d’eux était vide, celui qui contenait le cliché remis aux gendarmes et qui avait été montré au journal télévisé, Rémi avec son T-shirt jaune, et sa mèche…

On n’avait pas écarté les autres cadres pour remplir l’espace vide. On attendait que la photo de Rémi reprenne sa place, que les choses rentrent enfin dans l’ordre.

9

Le jour semblait ne vouloir jamais se lever, la ville était surplombée par un ciel d’un blanc laiteux et uniforme. Les premiers arrivés trouvèrent M. Desmedt face à son jardin, sous la lumière de la marquise, chaussé de lourdes bottes, revêtu d’une parka beige, les poings serrés dans les poches. Il avait le visage fermé des mauvais jours.

Il y avait beaucoup plus d’hommes que de femmes, mais aussi quelques jeunes garçons, plus grands qu’Antoine, des seize, des dix-huit ans qu’il ne connaissait que vaguement.

Antoine n’avait pas fermé l’œil, il était vidé de toutes ses forces.

Dès qu’il vit, de sa fenêtre, le monde qui stationnait devant chez les Desmedt et s’apprêtait à partir en cortège vers la mairie, le courage lui manqua.

— Comment ça, tu ne viens pas ?

Mme Courtin était outrée. Comment serait-il jugé s’il n’y allait pas, que penserait-on de lui, d’elle, d’eux ? Ne serait-ce que pour Bernadette… Toute la ville allait y venir à cette battue, c’était un devoir !

— Les Mouchotte n’iront pas, eux ! dit Antoine.

L’argument était de mauvaise foi, il le sentait bien, nul ne haïssait les Desmedt plus que les Mouchotte, on se disait même parfois qu’il était heureux que leurs deux maisons soient séparées par celle des Courtin, faute de quoi les deux hommes se seraient étripés depuis longtemps.